(Dessin réalisé au primaire)

Les charleries

Bienvenue sur mon blogue,

Ce blogue contient des souvenirs, des anecdotes, des opinions, de la fiction, des bribes d’histoire, des récréations et des documents d’archives.

Charles-É. Jean

Contes

# 1110             27 octobre 2014

L’enfer d’Abel

Quand Abel était tout jeune et qu’il faisait quelques incartades, sa mère ne cessait de lui dire : « Si tu continues, tu vas aller en enfer. » Il ne comprenait pas ce que cela voulait dire. Il finit par imaginer qu’il s’agissait d’un lieu pas très réjouissant. Un jour qu’il avait volé des pommes chez le voisin, sa mère lui dit : « Tu sais, l’enfer t’attend. Si tu décédais demain matin, les démons viendraient te chercher et tu subirais les pires tourments que tu ne peux même pas imaginer. Tu serais fouetté et tu brûlerais alors que les autres riraient de toi. » Peu à peu, Abel se fit une idée plus précise de l’enfer.

 

Le jeune garçon avait hâte d’aller à l’école pour apprendre ce qu’était l’enfer. Quand il était en deuxième année, l’institutrice raconta que Caïn avait tué son frère Abel et que, depuis ce temps-là, il croupissait dans les flammes de l’enfer. » Le jeune garçon arriva à la maison tout en pleurs. Il dit à sa mère : « Je ne veux pas que tu donnes le nom de Caïn à un nouvel enfant. J’ai peur qu’il me tue et que tous deux nous allions en enfer parce que je n’aurais pas eu le temps d’aller à la confesse. » La mère répondit : « J’ai déjà sept enfants et je ne pense pas que Dieu m’en donne d’autres. » Abel était soulagé.

 

Lorsqu’il était en quatrième année et qu’il avait dîné à l’école, l’institutrice sortit un grand livre. Abel n’avait jamais vu un livre de cette taille. C’était le Catéchisme en images. Il vit une scène épouvantable : la représentation de l’enfer. La maîtresse d’école leur expliqua que cette image était une faible idée des peines que les personnes qui ont péché subiront en enfer. Au centre du séjour infernal, se trouvait une horloge arrêtée qui montrait que les damnés seront pour l’éternité dans ce lieu. On pouvait y lire : « Toujours, Jamais ». Des flammes dévoraient les pécheurs.

 

« Vous voyez très bien, de dire l’institutrice, que les paresseux sont percés avec des pointes enflammées, piqués par des scorpions et cloués dans des brasiers éternels. Les envieux sont enlacés, piqués et déchirés par de monstrueux reptiles. » C’en était trop pour Abel qui revêtit son manteau d’hiver et s’enfuit chez lui.

 

Arrivé à la maison, sa mère tenta de le calmer, mais sans succès. Elle alla chercher son mari qui était en train de battre le grain dans la grange. Celui-ci fâché d’être dérangé dans son travail et sans interroger son fils, lui donna une vigoureuse tape en pleine figure et lui dit : « Retourne à l’école et vite. » La tête basse, le jeune garçon se mit en route pour l’école.

 

Au bout de deux ou trois arpents, il se coucha dans un ravin, désirant être enseveli sous la neige qui tombait, parce qu’il se disait : « Tant qu’à aller en enfer, j’aime mieux y aller tout de suite. » Heureusement, quelques minutes plus tard, le postillon en snowmobile passa par là. Il le ramassa et l’amena à l’école.

 

L’institutrice était dans tous ses états quand elle le vit arriver. Elle n’avait jamais soupçonné que ses propos puissent perturber à ce point ce jeune garçon.

 

Le problème d’Abel était qu’il ne pouvait pas faire la différence entre un péché véniel et un péché mortel. Donner un coup de pied à son frère, était-ce un péché véniel ou mortel ? Tricher à l’école, était-ce un péché véniel ou mortel ? Déterrer le trou d’un écureuil et lui voler ses noisettes, était-ce un péché véniel ou mortel ? Il résolut de faire une liste de ses péchés sur une feuille de papier sans préciser la gravité. Chaque soir, il faisait un crochet en regard de ses fautes. Il pensait qu’ainsi, s’il mourait dans la nuit, il serait pardonné et n’irait pas en enfer. Mais, il n’en était pas sûr et n’osait pas s’informer.

 

Les Quarante-Heures arrivèrent. Chaque année, à l’automne, le curé annonçait que le Saint-Sacrement serait exposé en permanence sur le maître-autel pendant 40 heures à une date précise. Les paroissiens devaient se relayer ordinairement deux par deux à l’église pendant tout ce temps pour vénérer la grande hostie. Un Père d’une communauté était invité à faire deux prêches qui devaient servir à la réflexion des fidèles.

 

Ce soir-là, Abel qui avait alors 12 ans et une des ses sœurs accompagnèrent leurs parents à la cérémonie d’ouverture. Après la lecture de l’évangile, le Père Dominicain monta en chaire.

 

« Mes très chers frères, dit-il d’une voix tonitruante, avec l’hiver, la saison des plaisirs et de la dissipation arrivera. La danse entrera dans vos maisons. C’est une ruse de l’esprit infernal. C’est un piège qui est tendu à l’innocence de la jeunesse. C’est un scandale qui se produit trop souvent dans les réunions de plaisirs et que si ce scandale n’est pas réprimé, cela risque de causer la ruine de bien des âmes. Nous tenons à vous prémunir contre ce fléau qui ne peut que vous conduire directement en enfer. Vous entraînerez avec vous vos enfants qui auront à subir un supplice éternel. »

 

À ce moment, le bon Père s’arrêta et, se tournant vers le bedeau, lui demanda d’éteindre toutes les lumières à l’intérieur de l’église. On entendit des pleurs d’enfants, des oups de frayeur. Le prédicateur continua en comparant l’enfer à un lieu de noirceur et de supplices.

 

 « En enfer, seules les flammes apportent un peu de lumière, dit-il, et cette lumière est filtrée par les âmes qui hurlent et se débattent, par les démons qui, armés de leur fourche, frappent sans retenue à gauche et à droite, par Satan qui se tord de plaisir en voyant cette scène. Il fait noir ici. Vous ne pouvez pas voir que le démon vient de recevoir une autre âme qui s’est perdue dans la danse défendue par notre Mère la sainte Église. »

 

Le prédicateur continua dans la même veine. Abel avait agrippé le manteau de sa mère d’une main et, de l’autre, il se cachait la figure. À un moment donné, il cessa d’écouter le sermon pour se concentrer sur ses nombreux péchés. « C’est vrai, se dit-il, je ne danse pas ; mais mes péchés sont tout aussi méchants que ceux qui dansent. »

 

À la fin de son sermon, le Père invita les gens à le rejoindre au confessionnal après la messe. « Il existe bien d’autres péchés que la danse et si vous voulez purifier votre esprit, demandez l’absolution et vous pourrez dormir en paix. Dieu seul, par l’intermédiaire du prêtre peut vous pardonner. »

 

Quand arriva le temps de la communion, Abel refusa de suivre ses parents. Son père l’intima par un regard de les suivre. Quand le prêtre lui mit l’hostie sur la langue, l’adolescent eut un haut de cœur et la rondelle de pain atterrit dans la patène du servant de messe. Médusé, le prêtre reprit l’hostie et la remit dans la bouche du jeune éploré.

 

Après la cérémonie, Abel demanda à sa mère la permission d’aller se confesser. Il s’y rendit et attendit quelques minutes. Quand le Père glissa le rideau, il dit en bafouillant :

- Bénissez-moi, mon père parce que j’ai péché. Je ne sais pas quelles fautes avouer parce que j’ai oublié ma liste à la maison.

- Prends ton temps et réfléchis, mon enfant.

- Vous voyez, mon Père, je viens de faire un mensonge. Je n’ai pas oublié ma liste. Je ne savais pas que je viendrais à la confesse. Je passe mon temps à faire des péchés et j’ai peur de l’enfer.

- Ne sois pas si craintif, mon enfant. Essaie de te souvenir d’un de tes derniers péchés.

- Je viens de faire une communion sacrilège. J’ai communié sans m’être d’abord confessé.

- As-tu d’autres péchés ?

- Mon Père, à l’école, Jérémie m’a montré ses fesses.

- Mais tu n’es pas coupable de cela. C’est ton ami qui se prépare à l’enfer.

- Je n’ai pas pu m’empêcher de toucher à ses fesses.

- As-tu d’autres péchés ?

- Oui, mais je ne réussis pas à les trouver.

- Alors, mon enfant, tu peux accuser tous ces péchés sans les nommer.

- On peut faire ça ?

- Tu sais que Dieu est partout. Il te voit tout le temps. Au nom de Dieu, je te pardonne de tous ces péchés. Tu diras une dizaine de chapelet en guise de pénitence.

 

Abel sortit du confessionnal la tête haute. En arrivant chez lui, il déchira sa liste en mille miettes. Il décida de ne plus compter ses péchés. Le fait d’avoir été pardonné sans avoir récité ses péchés l’impressionnait et lui faisait penser que c’était un exercice plutôt inutile.

 

Le mois suivant, il se présenta au confessionnal en disant :

- Mon père, je m’accuse de tous les péchés que j’ai commis.

- Il faut les nommer, reprit le prêtre surpris.

 

L’adolescent raconta qu’à la dernière confession, il en avait été exempté. Il reprit :

- Si vous ne voulez pas me pardonner mes péchés, à l’avenir, je vais me confesser directement à Dieu. Lui, il les connaît mes péchés. Je vous quitte.

 

Au sortir du confessionnal, Abel était fier de lui. Il pensait que parler souvent à Dieu l’éloignerait de l’enfer. Il décida de ne plus retourner à la confesse. Sa mère ne l’entendait pas ainsi. Il dut y aller de nouveau. Il prenait alors cet exercice à la légère et inventait des péchés sur place.

 

Un jour quand il avait 14 ans, sa mère lui dit : « Le père Armand est sur les planches. Va, avec ta sœur, faire une visite au corps et prier pour son âme. Cet homme était un ivrogne qui battait sa femme et qui privait ses enfants de pain pour mieux boire. Il est sûrement en enfer. » Ce dernier mot fit sursauter Abel. Il était parvenu à se distancer peu à peu de l’enfer. Et voilà que sa mère lui remettait sa phobie en pleine figure.

 

Il se rendit au corps. Il pensait voir un moribond attaqué par les démons. Il vit un homme aux yeux souriants. Même les plis de sa figure souriaient. « Il a péché toute sa vie, se disait Abel, et on le croirait au paradis. J’ai eu tort d’avoir si peur de l’enfer. »

 

Abel réussit à maîtriser ainsi sa peur maladive de l’enfer. Quand cela revenait au galop, il pensait au père Armand et la crainte s’envolait.

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# 1025             10 octobre 2014

Un bâtard

« Révérende Mère Supérieure,

Nous sommes mariés depuis trois ans et nous n’avons pas encore d’enfant. Mon mari est cultivateur. Sans être riches, nous gagnons bien notre vie. Nous désirons adopter un enfant, de préférence un garçon.

 

Nous allons à la messe chaque dimanche et nous nous confessons à tous les mois. À chaque messe, nous donnons 10 sous à la quête. Nous payons notre dîme et notre capitation à la paroisse chaque année. Nous donnons aussi chaque mois de janvier un dollar à l’œuvre du Séminaire diocésain. Mon mari ne blasphème jamais et il ne boit pas. Notre curé vient nous visiter une fois par année. Il est d’accord pour que nous adoptions un enfant.

 

Vous pouvez consulter notre curé pour qu’il vous dise que nous sommes des chrétiens exemplaires. Quand vous aurez un bébé à donner, communiquez avec ma sœur au numéro 423. Le téléphone n’est pas encore installé dans notre rang.

 

Je vous prie, révérende mère, de bien vouloir accéder à notre demande. Mon mari et moi, nous serions tellement heureux.

 

Jovette Dupré et Arthur Méloche »

 

Cette lettre a été adressée à la Crèche Saint-Paul-de-Tarse qui était gérée par les Sœurs-de-Bethléem. Au bout d’un mois, le couple reçut une lettre de la directrice du Service des adoptions à l’effet que leur demande était acceptée, mais qu’il ne pouvait pas garantir un garçon. En retour, on leur informait qu’un don serait bienvenu.

 

Quelques semaines plus tard, le téléphone sonna chez la sœur de Jovette. Un enfant venait de naître et il pouvait venir le chercher. Dans l’automobile de leur beau-frère, le couple se rendit à la ville voisine. Un joli garçon emmailloté par les soins des bonnes Sœurs les attendait. Le jour même, le curé s’empressa de le baptiser sous le nom de Télesphore, comme son parrain, en versant sur son front une grande quantité d’eau bénite. Il se disait en lui-même : « Cet enfant est né dans le péché. Il faut le rendre pur devant Dieu. »

 

Deux ans plus tard, le couple eut un enfant. C’était toute une surprise de voir naître un autre garçon alors que le couple pensait que Dieu ne les avait pas faits pour avoir des enfants de leur chair. En l’espace de cinq ans, trois autres garçons virent le jour. Le couple avait maintenant cinq fils.

 

Dès son jeune âge, Télesphore manifesta de l’agressivité. Il aimait taquiner les plus jeunes en les pinçant et en les faisant pleurer. Le père intervenait brusquement chaque fois que cela se produisait par des tapes aux fesses. L’enfant devenait de plus en plus turbulent et avait de la difficulté à contrôler ses émotions.

 

Quand le père arrivait des travaux des champs, Télesphore allait s’asseoir dans la chaise berçante de son paternel. Au début, celui-ci le déplaçait doucement dans une autre chaise. Avec le temps, le père devint moins patient. Il le prenait par un bras et le tirait par terre sans retenue. Télesphore s’époumonait à pleurer jusqu’à ce que le père lui montre la strap de cuir. La mère voyait la scène se produire et ne disait rien. Déjà, le jeune enfant sentait qu’il était un intrus dans cette famille où les autres garçons étaient dorlotés, sauf lui.

 

Il est arrivé un jour de l’An que le bas qu’il avait soigneusement suspendu à la cheminée était rempli d’une orange et … de pelures de patates. Les autres enfants avaient, en plus du fruit, des bonbons et des cannes à la réglisse. Ayant interrogé sa mère au sujet des pelures de patate, celle-ci lui dit : « Si tu te conduisais bien, cela n’arriverait pas. Tu passes ton temps à faire choquer ton père et à faire mal à tes frères. »

 

Quand le père était exténué, il  traitait Télesphore de maudit pendard et lui faisait miroiter la possibilité de l’envoyer à l’école de Réforme. La première fois que son père lui fit ces menaces, il questionna sa mère sur le sens de pendard. Sa mère lui répondit : « C’est un haïssable, un malcommode. C’est le genre de jeunes qui ont besoin d’être domptés dans des maisons spéciales. »

 

Un jour, à l’école, après une dispute avec son camarade Romuald, celui-ci lui lança : « Tu n’es qu’un maudit bâtard. » Télesphore, ne sachant même pas ce qu’était un bâtard, considéra que c’était une insulte inacceptable. Il fonça sur Romuald, lui asséna un coup de poing en pleine figure. Une dent cassa et fut projetée sur  le mur. Cela eut l’heur de faire figer les belligérants. L’institutrice qui était en train de diner sortit de sa chambre en vitesse. Visiblement dépassée, elle les questionna individuellement.

 

Télesphore en profita pour demander ce qu’était un bâtard. L’institutrice lui répondit que pour certains c’était un patois.

- De façon plus précise, lui dit-elle, c’est un enfant né hors mariage. 

- Est-ce que cela voudrait dire que mes parents n’étaient pas mariés quand je suis né, de reprendre Théodore.

- Je n’en sais rien. Demande à ta mère.

 

Quand Télesphore interrogea ses parents, ils nièrent tout. Toutefois, après l’incident, ce qui était connu d’à peu près tous remonta à la surface. Les enfants entendirent leurs parents raconter que Télesphore était vraiment un enfant de la Crèche, un enfant adopté ou un bâtard. À l’école, les jeunes en petits groupes scandaient à voix basse « Télesphore le bâtard » et se bidonnaient de plaisir.

 

L’atmosphère à l’école devint de plus en tendue. L’institutrice qui n’avait aucune autorité ne savait pas comment gérer la situation. Elle était contre les punitions corporelles. Elle décida de placer le bureau de Télesphore en avant de la classe près du sien. Quand elle s’avançait vers les autres élèves, le jeune garçon se retournait et leur faisait des grimaces, ce qui affectait leur concentration. Pour le punir, elle lui interdisait de sortir à l’extérieur pendant les récréations. Quand le groupe revenait en classe, des cahiers étaient déchirés, des crayons avaient disparu. Même le boulier-compteur fut dépouillé de ses boules qui avaient été cachés dans le bureau de Romuald qui nia être l’auteur de ce méfait.

 

L’institutrice alla rencontrer les parents de Télesphore pour les informer de cette mauvaise conduite. Le père était dans tous ses états et lui promit que son fils cesserait de se comporter de cette façon. Ce fut une séance de strap où le jeune garçon en sortit meurtri dans son corps et dans son estime de soi. Sans réfléchir, il dit à son père : « Un jour, je vais me venger ; je vous tuerai. »

 

La situation à l’école s’améliora grandement. Malgré tout, Télesphore était de plus en plus convaincu qu’il était un vrai bâtard, même si ses parents continuaient de le nier.

 

Télesphore avait maintenant 13 ans. Il demanda une bicyclette à son père. Ce dernier lui dit qu’il avait l’intention d’en acheter une. L’adolescent était heureux et attendait avec impatience ce jour. Enfin, la bicyclette arriva. « Je donne cette bicyclette à Jérémie, mon deuxième fils, pour ses excellents résultats scolaires et sa conduite exemplaire à l’école, de dire le père. » Télesphore fit une crise épouvantable. Il ne pouvait accepter d’être défavorisé par rapport à son frère plus jeune.

 

Dès le lendemain matin, la selle de la bicyclette avait disparu. Le père soupçonna Télesphore. Celui-ci nia tout. Finalement, la selle fut retrouvée dans le hangar sous une pile de bois de chauffage. Pour calmer la situation, Jérémie lui prêtait souvent sa bicyclette.

 

Lorsque Télesphore eut 14 ans, son père le retira de l’école prétextant qu’il devait apprendre son futur métier de cultivateur et qu’il avait besoin de lui dans les travaux de la ferme. Les premiers mois se passèrent sans anicroche jusqu’au jour où l’adolescent, avec la bicyclette de son frère, alla visiter un cousin qui, lui aussi, avait abandonné l’école. Après moult questions, le cousin finit par admettre que Télesphore était bien un enfant adopté. « C’est ma mère, dit-il, qui a reçu le téléphone de la Crèche pour que tes parents aillent te chercher et c’est mon père qui les y a conduits. » Ce que l’adolescent qui avait alors 16 ans soupçonnait depuis longtemps venait d’être confirmé. C’est la rage au cœur qu’il prit la route vers le domicile familial.

 

En cours de route, Télesphore se dit : « Je ne retourne pas chez moi. Je n’ai plus de famille. » Il se rappela que le troisième voisin avait un petit camp à environ quatre kilomètres de la maison dans un autre rang. Il décida d’aller s’y cacher. On était à la fin du mois de mai. Le petit camp était de construction rudimentaire. À l’intérieur, on trouvait un banc et une truie qui avait été fabriquée à partir d’un bidon de métal. Une truie, comme on l’appelle au Québec, c’est un poêle à bois. De plus, il y avait une source d’eau à quelques pieds du camp.

 

Dans les nuits qui suivirent, Télesphore se pointa vers les résidences environnantes. Il y trouva des couvertures, des vêtements, des outils, du pain et des pots de conserve. Il déroba des œufs dans les poulaillers et de l’avoine dans les hangars. Arrivé à son camp, il prenait soin de cacher sa bicyclette dans les bois.

 

Les parents apprirent l’étonnante révélation que son fils avait obtenue de son cousin. Ils se dirent : « Il nous reviendra un jour. » La mère voulait que des recherches soient entreprises pour le retrouver. Le père s’y opposait prétextant que c’était un bon débarras. Quand le curé eut vent de l’affaire, il ne put s’empêcher de condamner les parents pour leur négligence. Il décida de commander des recherches. Une dizaine d’hommes se portèrent volontaires tandis que le père refusa de se joindre à eux. Ils fouillèrent les bois autour de la maison familiale. Ils ne trouvèrent aucune trace de Télesphore. Après trois jours, les recherches cessèrent.

 

Au début d’août, lorsque le troisième voisin alla faire les foins sur sa terre de l’autre rang, il constata que quelqu’un avait séjourné dans son camp. Il y avait là de la nourriture et des outils qui ne lui appartenaient pas.

 

Quelques jours plus tard, quand il faucha le foin au fond de sa terre, il vit des vêtements et des ossements humains. La personne avait probablement été attaquée et dévorée par un ours. Le père se rendit sur place et reconnut le couteau de poche de son fils qu’il lui avait donné quand il eut 14 ans. Le couteau était ouvert. Il recueillit les restes et les amena au cimetière pour être enterrés dans une fosse commune.

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# 935               22 septembre  2014

Embûches amoureuses

Réal, que sa mère appelait Mon Réal, était fils unique. Son père était cultivateur au troisième rang. Il eut une enfance heureuse auprès de sa mère qui le dorlotait. Très jeune, il était attiré par les horloges. À l’âge de 10 ans, il démonta le petit cadran rouge de sa grand-mère. Il nettoya les pièces et le remonta. Sa mère ne put que reconnaître le talent de son fils.

 

À l’école, il se fit un ami. C’était le fils du voisin. Il s’appelait Étienne. Tous deux étaient inséparables. Il leur arrivait, avec la permission de leurs parents, de faire l’école buissonnière. Ils partaient alors à la chasse à la perdrix et revenaient avec leurs trophées. Ils se coltaillaient parfois mais toujours dans la bonne humeur. Ils avaient entre eux des atomes crochus qui les rapprochaient davantage l’un de l’autre.

 

À 14 ans, les deux amis abandonnèrent l’école pour aider leur père dans les travaux de la ferme. Ils avaient moins d’occasions de se voir. Toutefois, ils passaient des veillées ensemble à faire des plans pour leur vie d’adultes. Réal disait souvent qu’il ne voulait pas être cultivateur comme son père, mais qu’il aimerait être horloger. De son côté, Étienne rêvait de la grande ville. Toutefois, il ne voyait pas ce qu’il pourrait y faire.

 

Quand Réal eut 16 ans, une visite inattendue changea le cours de sa vie. Son oncle Antoine qui habitait à Montréal vint passer trois jours à la maison. Il travaillait pour le Canadien National comme homme d’entretien. Il demanda à Réal s’il aimerait venir travailler avec lui. Réal fit voir son grand intérêt. « Alors, lui dit son oncle, je vais essayer de t’avoir une job dans mon département. Tu pourras pensionner chez moi. »

 

Au bout d’un mois, une lettre arriva. L’oncle Antoine annonçait qu’un emploi de débardeur était disponible pour Réal. Malgré les réticences de ses parents, l’adolescent mit ses vêtements dans une poche et prit le train pour Montréal. Son cœur palpitait en alternant plaisir et crainte. Il savait que son oncle avait cinq enfants de 2 à 12 ans et que ce ne serait peut-être pas facile de vivre avec eux, lui qui était habitué de toujours être seul avec ses parents. Quant au travail, il n’avait pas de crainte. Sur la ferme, il avait pu fortifier ses muscles.

 

L’oncle Antoine et tante Gemma le reçurent à bras ouverts. Ils lui installèrent un matelas dans un coin de la chambre des trois garçons. Il se sentit vite comme un intrus.

 

Le travail consistait à transporter des boîtes parfois très pesantes d’un camion au train ou du train à un camion. Au début, son contremaître, un anglophone, était gentil à son égard. Avec le temps, les relations se détériorèrent. Le contremaître trouvait que Réal ne travaillait pas assez vite. Du genre méticuleux, le jeune homme prenait soit de bien placer les boîtes les unes sur les autres. Le contremaître finit par être excédé par sa faible productivité. Il s’écriait sans cesse : « Faster, faster ». Dans l’esprit de ce patron, « plus vite, plus vite » voulait dire : « Tu peux garocher les boîtes. »

 

Au quatrième mois de cet emploi, Réal fut congédié. Il était abasourdi par l’échec qu’il venait de subir. Ayant été élevé dans la ouate, il ne comprenait pas pourquoi cette compagnie le traitait de cette façon. Il commençait à s’ennuyer de ses parents et de son ami Étienne. Il dit à son oncle : « Je vais essayer de me trouver un autre emploi. Si je n’ai pas réussi d’ici une semaine, je retourne dans mon patelin là où la vie est moins stressante. »

 

Réal fit le tour des commerces du Vieux-Montréal et de la rue Sainte-Catherine. Rien ne pointait à l’horizon. Quand il en avait marre, il allait décompresser au parc Viger. Il y trouvait une atmosphère fraternelle. Il y avait là des jeunes hommes qui semblaient chercher quelque chose. Il ne comprenait pas très bien ce qu’ils attendaient. Il en voyait se serrer la main et, après une courte conversation, repartir ensemble.

 

Un soir qu’il était assis sur un banc du parc, il vit un homme d’une quarantaine d’années, complet et cravate, se diriger vers lui. L’homme vint s’asseoir à ses côtés. Ils parlèrent de chose et d’autre jusqu’au moment où Réal lui mentionna qu’il était à la recherche d’un emploi. « Je suis horloger, lui dit l’homme élégant. J’ai une bijouterie. Je cherche quelqu’un qui pourrait me seconder. Je serais prêt à te montrer le métier d’horloger si cela te convient. » Réal n’en croyait pas ses oreilles. C’était le rêve de sa vie. Il accepta d’emblée sans réfléchir davantage.

 

Le lendemain, il se présenta au magasin du Vieux-Montréal, gonflé par la soif d’apprendre. Après quelques jours, il mentionna qu’il voulait quitter l’appartement de son oncle. « Pas de problème, reprit l’horloger. Je connais une dame qui pourrait t’héberger. »

 

Le soir venu, il se rendit à l’adresse donnée. Il accepta les conditions de la logeuse et courut chercher ses effets personnels. À son retour, la logeuse lui dit : « Tu es chanceux de demeurer ici. Dans la maison voisine, Louis-Joseph Papineau est né et a élevé ses enfants. En face, demeuraient Jacques Viger et sa famille. Viger fut le premier maire de Montréal. Quant à Louis-Joseph Papineau, tu as sûrement entendu raconter ses exploits à l’école. »

 

Réal demeurait bouche bée. Il avait entendu parler de Papineau, mais comme d’autres personnages anciens, c’était plus dans le rêve que dans la réalité.

 

Le travail d’horlogerie et la vente plaisaient beaucoup à Réal. Son patron Jérémie ne cessait de le vanter en signalant sa minutie et sa facilité d’apprendre. Les clients lui faisaient de plus en plus confiance. Toutefois, Réal n’avait pas soupçonné que son nouveau patron avait un œil sur lui. Il le comblait de cadeaux et lui faisait des avances en termes subtils.

 

Un bon soir, son patron l’invita à venir veiller chez lui. Après avoir consommé quelques verres d’alcool de part et d’autre, le patron l’invita à sa chambre à coucher. Réal fit alors ce qu’il n’avait jamais fait. Il en ressortit toutefois heureux et fier de ses performances. L’amitié se changea vite en amour. La lune de miel ne tarissait pas d’éclairer la vie des deux hommes.

 

Le temps fuyait. Parfois, Réal passait ses soirées dans un autre parc, ayant décidé de ne plus fréquenter le parc Viger de peur d’y rencontrer son patron. La fin de semaine était l’occasion pour les deux tourtereaux de se rencontrer dans le calme du domicile du patron.

 

Réal cessa ses activités dans les parcs et se contenta d’arpenter les rues. Un soir, étant fatigué, il s’arrêta à un petit restaurant de la rue Dorchester pour boire une limonade. À travers la vitre, il vit des hommes de tout âge qui entraient et sortaient d’une maison à l’allure victorienne. Il avait entendu parler de la lutte que menaient Jean Drapeau et Pacifique Plante pour l’éradication des maisons closes. Il décida de s’y présenter. Il fut accueilli par une dame vêtue d’une longue robe rouge et fortement grimée. Elle lui montra trois photos de jeunes filles. Il en choisit une et se rendit à sa chambrette. Il eut là sa première relation sexuelle avec une fille. Il en ressortit prêt à recommencer.

 

Quelques mois plus tard, à la maison de pension, il reçut un télégramme de sa mère : « Père malade, reviens. » Il téléphona à son patron pour lui annoncer une absence temporaire et termina en disant : « Je reviendrai. »

 

Quand il arriva à la maison, son père était décédé. Le testament mentionnait qu’il était l’héritier de la ferme. Il alla voir son ami d’enfance, Étienne, qui résidait encore chez ses parents. Tous deux avaient maintenant 20 ans. Il lui demanda s’il était prêt à venir cohabiter avec lui et à devenir copropriétaire de la ferme. D’emblée, Étienne accepta.

 

Après quelques mois, la mère de Réal décida d’aller vivre au village avec une de ses sœurs. Il l’assura qu’il s’occuperait de sa subsistance. Il fallait une femme dans la maison. Heureusement, Étienne avait une sœur de 16 ans, Julie, qui accepta de venir vivre avec le couple. Rapidement, elle se rendit compte que les deux jeunes hommes étaient plus des complices que des copropriétaires.

 

Après deux ans, le couple fit le rêve d’avoir des enfants. Cela était impossible pour eux. Après plusieurs conversations sur le sujet, Étienne pensa qu’il pourrait demander la collaboration de sa sœur pour réaliser ce rêve. À sa grande surprise, Julie accepta d’avoir des relations sexuelles avec Réal. Elle devint enceinte au grand détriment de sa mère. Le couple désirait un garçon. Ce fut le cas.

 

Quand l’enfant fut baptisé, Réal déclara être le père. Étienne aurait voulu que son nom apparaisse au registre paroissial mais ce fut un non catégorique de la part du curé. L’affaire s’ébruita dans la paroisse. Les gens comprirent que les deux hommes formaient un couple et que la jeune fille n’avait été qu’un instrument pour parvenir à leur but. Le curé fit des pressions auprès de la mère de Julie pour qu’elle adopte le jeune garçon, le soustrayant ainsi des deux prédateurs, selon son dire.

 

De plus en plus, la pression augmentait. Un certain samedi soir, un feu fut allumé devant leur maison. Quand ils recevaient le chèque d’allocations familiales, des graffitis se trouvaient sur l’enveloppe. Les gens se moquaient de Réal en l’appelant Montréal.

 

Un soir que les deux jeunes hommes étaient allés à une assemblée de l’UCC, la mère de Julie se présenta chez sa fille qui demeurait toujours dans la maison maudite. Elle lui dit : « Avec la permission du curé, je viens chercher cet enfant. Ce n’est pas un enfant de Dieu ; c’est un enfant du diable. » Elle prit l’enfant, l’emmaillota et disparut avec lui. Elle alla le porter à la crèche de la ville voisine où les religieuses lui promirent qu’elles en feraient un enfant de Dieu.

 

Quand Réal et Étienne revinrent à la maison, ils virent Julie en larmes et frappant sans arrêt sur les meubles. Ils comprirent vite que l’enfant avait disparu. Après quelques jours de réflexion, Réal alla voir un de ses oncles. Il lui demanda s’il pouvait vendre sa terre et lui signa un papier en conséquence.

 

Les deux amis quittèrent la paroisse pour aller demeurer à Montréal. Réal se présenta à la bijouterie où il avait travaillé. Hélas ! un autre jeune homme avait pris sa place. Ils finirent par se trouver un emploi dans un magasin à grande surface de la rue Sainte-Catherine. Réal était commis aux ventes et Étienne travaillait à l’entrepôt.

 

Ils songeaient souvent à leur petit garçon qu’on leur avait enlevé. Ils vécurent quand même heureux.

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# 856               5 septembre 2014

Une mère déçue

Béatrice était la cadette d’une famille de 12 enfants. Son père était cultivateur sur une terre de roches dans un rang et il avait peu de bois à bûcher si ce n’est du bois de chauffage. La maison était peu isolée et peu chauffée. Un poêle à bois était la seule source de chaleur. Dans son enfance, Béatrice a eu froid. Son père allait parfois dans les chantiers pour donner le minimum à sa famille.

 

Béatrice a vu ses frères et ses sœurs travailler dur sur la terre. Elle se disait : « Quand je serai grande, je ne vivrai pas cette misère. » Tour à tour, ses frères et ses sœurs ont épousé des filles ou des fils de cultivateurs. À chaque mariage, elle était abasourdie devant l’inconscience de ceux-ci qui reproduisaient le modèle familial lié à la vie rurale.

 

Béatrice réussit assez bien à l’école du rang. Avec son certificat de septième année, sa mère accepta qu’elle continue ses études au couvent du village. Ayant à subir les invectives des autres élèves qui la traitaient de paysanne, elle abandonna l’école en se disant : « Ces filles rient de moi ; mais dans quelques années, je vais leur montrer que je suis d’une classe supérieure à elles. »

 

Son premier cavalier était un fils de cultivateur. Après deux ou trois veillées, elle le mit à la porte en lui disant : « Si tu veux devenir cultivateur, tu n’es pas pour moi. Je suis trop intelligente pour m’abaisser à traire les vaches. » Son deuxième cavalier était le fils du forgeron. Elle était très contente de l’accueillir. Après quelques veillées, elle se rendit compte qu’il n’avait pas d’ambition et que ses propos étaient loin de ce qu’elle rêvait. Elle lui demanda de l’oublier en lui disant : « Je cherche un vrai homme, pas une mauviette. » La tête entre les deux jambes, le cavalier quitta en claquant la porte. Elle riait alors sans retenue en se disant : « J’aurais dû lui dire de prendre la porte et de ne pas la claquer comme un sauvage. »

 

Son troisième cavalier fut le bon. Il travaillait au moulin à scie du maire. Il était blagueur et se foutait des conventions. Béatrice aurait voulu mieux. Toutefois, elle se dit que c’était peut-être sa dernière chance. Ce qui l’attirait chez lui, c’était son amour inconditionnel. Elle comprit qu’elle pourrait faire avec lui ce qu’elle voulait.

 

Son mariage se passa dans la plus grande solennité. Elle avait minutieusement préparé sa robe qui était agrémentée d’une longue traîne. Dans le banc d’en avant, sa mère pleurait. C’était le onzième mariage de ses enfants. Elle se disait : « Heureusement que ma troisième fille n’est pas encore mariée. Ce sera mon poteau de vieillesse. »

 

Béatrice était aux anges. Elle n’arrivait pas à suivre la cérémonie. Elle pensait : « Je suis une vraie princesse. Désormais, personne n’osera me traiter de paysanne. » Quand le curé lui demanda si elle voulait prendre comme mari, Isidore ici présent, elle sortit de ses rêves et lança son oui d’une voix forte.

 

Le couple eut trois filles. Après le dernier accouchement, elle dit à son mari : « Je ne veux plus avoir d’enfants. » Celui-ci était estomaqué. « Tu sais bien que ce n’est pas nous qui décidons. Il faut faire la volonté de Dieu. » Elle rétorqua : « Au diable la volonté de Dieu. Je sais comment on peut s’arranger pour ne plus que je devienne enceinte. »

 

Elle expliqua alors en long et en large à son mari qu’en adoptant la méthode Ogino, elle pourrait arrêter la famille. Ce dernier lui demanda où elle avait pris ça. « C’est simple, dit-elle, ma meilleure amie Joséphine pratique cette méthode depuis cinq ans et ça marche. Je sais d’ailleurs ce qu’il faut faire. » « Et moi, dans tout ça, de reprendre le mari, que devrais-je faire ? » Elle répondit d’un ton indifférent : « Il faudra que tu t’abstiennes quand je te le dirai. »

 

Les trois filles grandirent. Elle les habillait en princesses. Elle leur disait d’ailleurs : « Vous êtes mes princesses. » Elle leur achetait les vêtements les plus chers sans égard à la bourse de son mari. Pour payer ces extravagances, ce dernier dut aménager un atelier de menuiserie dans son hangar. Il travaillait 60 heures par semaine au moulin à scie. À deux piastres de l’heure, il n’arrivait pas à boucler son budget. Dans son atelier, il produisait des râteaux en bois, des manches de pelle, des manches de hache pour les cultivateurs.

 

Béatrice achetait peu de vêtements au magasin général. Elle allait souvent en ville pour faire ses achats. Il arrivait qu’elle voie le même manteau dans son patelin et dans un magasin de la ville. Même s’il était plus cher en ville, elle préférait l’acheter là. Chaque année, à la fête de Pâques, elle étrennait un nouveau chapeau. Elle faisait de même pour ses trois filles. Ce jour-là, elle demandait à son mari d’aller à la basse messe. Toutes les quatre, lors de la grand-messe, trônaient dans le banc paroissial avec leur nouveau chapeau. Les paroissiens attendaient toujours cet événement qu’ils se racontaient entre eux avec beaucoup de sarcasmes.

 

Béatrice avait des rêves pour l’avenir de ses filles. Elles devaient épouser un fils du maire, du gérant de la Caisse populaire ou du propriétaire du magasin général. « Ces gens-là, se disait-elle, sont de la même classe sociale que moi. Oublions le fils du commerçant d’animaux et le fils du marchand de chevaux. Dommage que le curé n’ait pas d’enfant. Un de ses fils serait un bon parti. »

 

Sa fille aînée, Adélia, n’était pas très bonne à l’école. Elle ne réussit pas à obtenir son certificat de septième année. Sa mère décida de la garder à la maison. Un jour, la mère de Béatrice reçut une lettre de sa tante religieuse, Sœur Marie-de-l’Espoir, qui résidait dans un couvent à Montréal. Celle-ci se disait en convalescence et ajouta que la communauté se cherchait une servante. Béatrice fit des démarches pour que sa fille Adélia puisse avoir cet emploi. C’est ainsi que la jeune fille de 18 ans se retrouva à Montréal. Le jour, elle travaillait à la cuisine et, le soir, elle visitait sa grand-tante. Elle aurait voulu visiter les magasins de la ville ; mais cela était interdit. Au plus, elle pouvait prendre une courte marche non loin du couvent.

 

Au bout de deux ans, Adélia dut revenir chez ses parents parce que de nouvelles professes venaient d’être acceptées dans la communauté. Elle marchait la tête haute dans le village proclamant qu’elle était une montréalaise. Sa mère était fière d’elle. Avec le temps, des prétendants se manifestèrent. La mère surveillait étroitement les fréquentations et éloignait de sa fille ceux qui étaient indignes d’elle.

 

Quand Pascal, un jeune cultivateur qui avait hérité de la terre de son père, se présenta chez Adélia, celle-ci fut atteinte en plein cœur par la flèche de Cupidon. Elle ne pouvait pas résister à son charme et à son mâle aspect. Au grand désespoir de sa mère, Adélia épousa Pascal. Pendant toute la cérémonie, la mère versa un torrent de larmes. « C’est une vraie honte, se disait-elle, ma fille marie quelqu’un d’une classe inférieure. Ma fille n’est plus une princesse. C’est une vile roturière. J’aurais dû interdire l’entrée de ma maison à ce jeune homme dès la première fois. »

 

La deuxième fille, Élisa, la plus princesse des trois, n’hésitait pas à passer des heures à se faire belle. S’il n’y avait pas eu de miroir à l’époque, elle l’aurait sûrement inventé. Elle désirait devenir maîtresse d’école. Sa mère était enchantée.

 

Après sa neuvième année, elle s’inscrivit à l’école Normale des filles tenue par les religieuses du Saint-Rosaire. Celles-ci n’appréciaient pas beaucoup ses habits extravagants, ses ongles peints et ses cheveux parsemés de boucles. Au début, elles tolérèrent. Quand elles se rendirent compte que d’autres filles l’imitaient, elles la congédièrent sous prétexte qu’elle lisait des livres non conformes à son futur métier. En pleurs, elle revint chez ses parents.

 

Sa mère était d’une humeur massacrante. Son père qui tolérait depuis longtemps les excès de sa femme lui fit des reproches en ces termes. « Tu vois ce que ça donne de faire accroire à une jeune fille qu’elle est une princesse. Elle vient de déchoir du trône que tu lui as fabriqué. » Pour ne pas perdre la face devant ses anciennes collègues d’école, Élisa inventa une histoire de jalousie.

 

Sa mère lui suggéra d’aller faire une retraite fermée chez les Pères. Elle y rencontra un étudiant en médecine à qui elle raconta son histoire. Ce dernier fut envoûté par son art de raconter et sa prestance. Un lien se tissa. Ils convinrent de s’expédier des lettres. Au début, le jeune homme répondait rapidement ; puis les délais augmentèrent jusqu’à ce qu’Élisa apprenne qu’il avait une blonde sur le campus. Ce fut la fin du rêve de la mère et de la fille.

 

Le temps passait. Un jeune veuf de dix ans son aîné commença à fréquenter Élisa. Cet homme possédait une porcherie et un poulailler. Élisa vit en lui quelqu’un qui pourrait satisfaire ses caprices ; elle n’hésita pas à se montrer sous son meilleur jour. La mère n’acceptait pas ces fréquentations. « Ce n’est pas un homme pour toi, disait-elle à sa fille. Il sent le fumier de porc et la crotte de poule. »

 

Élisa passa outre aux recommandations de sa mère. Le mariage eut lieu au grand déplaisir de cette dernière. Pendant la cérémonie, elle pleura sans arrêt, toussotant à l’occasion. Son mari, le témoin de la mariée, se retourna à quelques reprises pour l’inciter à cesser ses lamentations.

 

Il ne restait plus qu’un espoir à la mère : sa cadette Gertrude. Son espoir était mince car la cadette n’avait jamais accepté les propos de sa mère concernant le fait d’être une princesse. Plus souvent qu’autrement, elle négligeait sa tenue et s’habillait de vêtements peu dispendieux. Toutefois, la mère eut une surprise quand elle vit arriver le fils aîné du maire pour courtiser sa fille. « Enfin, se disait-elle, ma fille aura quelqu’un que je mérite. » Les fréquentations furent de courte durée. Gertrude ne semblait pas à l’aise avec un homme. Elle préférait se tenir avec les autres catherinettes du village.

 

La mère Béatrice regretta de ne pas avoir eu d’autres enfants qui lui auraient permis de sauver son honneur. Elle accusa son mari d’avoir empêché la famille. Celui-ci était furieux. « Écoute un peu, lui dit-il. On n’entraîne pas ses enfants dans ses propres rêves. Tu voulais des princesses ; tu n’as eu que des filles qui voulaient vivre leur propre vie et non la tienne. Ne me redis jamais que tout ça est de ma faute. Nos filles Adélia et Élisa sont heureuses. Il semble bien que Gertrude ne veut pas se marier ; c’est son affaire. »

 

Par la suite, Béatrice cessa ses dépenses extravagantes en vêtements. Elle descendit de son trône, au grand plaisir du mari qui pensait à son budget.

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# 812               25 août 2014

Deux avares en compétition

Hippolyte Desrondins, qui était propriétaire d’une scierie, se présenta à l’église pour faire baptiser  son aîné qui venait de naître. Le curé Labelle qui était de passage à Sainte-Adèle l’accueillit :

- Quel nom voulez-vous donner à ce poupon ?

- Harpagon.

- Harpagon ? Où avez-vous pris ce nom-là ?

- C’est ma femme qui a vu ça dans une gazette.

- Connaissez-vous Molière ?

- J’en ai entendu parler vaguement à l’école. Harpagon serait-il le fils de Molière ?

- Non. Harpagon est un personnage d’une comédie de Molière. C’est un avare.

- Ça ne me dérange pas.

- Procédons alors, de lancer le curé Labelle en ricanant.

 

À l’école, Harpagon était la risée des jeunes. « Quel vilain nom, se disaient-ils ! » L’institutrice qui avait un peu de culture n’osait pas parler de la comédie de Molière. Toutefois, un jour, un écolier arriva en classe et dit à Harpagon : « Savais-tu que tu es un avare. C’est ma mère qui a dit ça. » L’institutrice n’eut d’autre choix que d’expliquer que deux personnes ayant un même prénom ne sont pas identiques. « Prenez, par exemple, le père Eusèbe du rang 4, il est reconnu pour être malcommode. Pourtant notre petit Eusèbe qui est en deuxième année n’est pas malcommode. » Cette explication ne put satisfaire personne.

 

À la maison, Harpagon montrait des signes d’économie. À chaque anniversaire de naissance, son père lui donnait un sou qu’il cachait dans un bas de laine en un endroit connu de lui seul. À l’occasion, il allait chercher son bas. Il caressait les pièces de cuivre, les comptait et les recomptait, puis cachait son bas ailleurs, parfois dans le hangar, parfois dans la grange. Il allait trouver sa mère et lui disait : « J’ai hâte à ma fête. »

 

Une bonne fois, il inventa qu’une pièce avait disparu. Il en parla à sa mère qui lui dit : « Comment le sais-tu ? » « C’est bien simple, répondit-il. J’ai 12 ans et je n’ai que 11 sous dans mon bas. » Le père fit enquête auprès de ses enfants ; mais tous disaient ne pas connaître l’endroit où Harpagon cachait sa fortune. En bonne joueuse, la mère lui donna en cachette un autre sou. Il avait maintenant 13 sous. Quelques mois plus tard, il recommença le même manège ; mais sa mère ne tomba pas dans le piège.

 

À 23 ans, Harpagon épousa Claire, la fille du voisin. C’était une fille de 18 ans d’une grande naïveté. Depuis toujours, elle désirait ce jeune homme en qui elle voyait toutes les qualités du monde. À l’occasion du mariage, le père en profita pour céder son moulin à scie à son fils.

 

Depuis longtemps, Harpagon désirait devenir très riche. Il avait caché ce secret comme si c’était une pièce d’or. Il avait entendu parler de Séraphin Poudrier, un homme d’une quarantaine d’années qui résidait au rang Croche. Ce dernier faisait une fortune en achetant des terres à de vils prix et en les revendant à de forts prix. Pendant la messe du mariage, le jeune homme avait réfléchi à son avenir. « Je veux devenir plus riche que Séraphin. Je ne veux pas déposséder les pauvres pour m’enrichir comme le fait Séraphin. Je veux permettre aux pauvres de s’enrichir en même temps que moi. »

 

Un bon jour, un cultivateur du nom d’Abraham se présenta chez lui. « J’ai 40 beaux billots à vendre. Séraphin veut les avoir pour annuler ma dette de 10 $ envers lui. Es-tu intéressé ? »

 

Les yeux d’Harpagon s’écarquillèrent. « Je t’offre 15 $. Plus, je vais aller avec toi marcher ta terre. Je vais te conseiller sur la façon de déboiser. Tu vas ainsi agrandir ton lot. Celui-ci va prendre plus de valeur. Tu vas pouvoir augmenter ton troupeau de vaches et t’enrichir. Séraphin ne fait qu’appauvrir le monde. Moi, je veux que les cultivateurs deviennent plus prospères. Je le fais à une condition toutefois. C’est que tu me promettes sur ton honneur de toujours me vendre ton bois. »

 

Abraham reçut la proposition comme une bouffée d’air frais. « J’accepte, dit-il. » Il alla voir Séraphin et lui remit les 10 $ empruntés. « Où as-tu pris cet argent ?, de lâcher Séraphin d’une voix caverneuse. » Abraham lui raconta l’entente intervenue. L’avare fulminait. « Ce vilain Harpagon, dit-il, il va me le payer. »

 

Deux jours plus tard, Harpagon se présenta chez Abraham, carton en main. Ils prirent une demi-journée à arpenter la terre. Harpagon dessinait les lots boisés. « Sur les lots les plus proches de la maison, dit-il, tu peux couper des billots et te faire en plus du bois de chauffage que tu pourras vendre au village. Je connais des journaliers qui en ont besoin et je vais leur en parler. Quand tu auras débroussaillé, je vais faire venir l’agronome de comté qui te conseillera sur les semences à choisir pour que ce soit le plus payant possible pour toi. Quant aux lots du fronteau, ne coupe que les plus gros billots. Ainsi, tu pourras faire une rotation. »

 

Abraham était ébloui. Il avait bien entendu le curé Labelle parler de colonisation ; mais jamais personne ne lui avait tenu des propos qui étaient à sa mesure. Il promit à l’acheteur de bois de suivre ses conseils. En partant, Harpagon lui dit : « Si jamais tu as besoin d’argent, viens me voir. Je te ferai payer des intérêts inférieurs à Séraphin. Cet homme est un voleur ; il ne pense qu’à son or. Moi, je veux que les cultivateurs de cette paroisse s’enrichissent. »

 

La démarche effectuée par Harpagon se répandit dans la paroisse. Le curé était enchanté. Même le curé Labelle vint le voir au moulin à scie pour l’encourager à continuer. Plusieurs cultivateurs ne savaient même pas que le Gouvernement avait engagé un agronome pour le comté.

 

Harpagon était fier. Il venait de mettre en place un mode d’opérations qui attirerait plusieurs cultivateurs vers lui. Quand il raconta ses démarches à sa bien-aimée Claire, celle-ci n’hésita pas à dire : « Je savais que tu étais un génie. »

 

Peu à peu, Harpagon augmenta le nombre de ses admirateurs. L’argent entrait dans ses coffres. De son côté, les affaires de Séraphin se détérioraient au plaisir du curé Labelle. Séraphin brigua les suffrages pour  devenir maire. Il fut élu par acclamation. Un de ses premiers gestes au conseil municipal fut de passer un règlement interdisant à un cultivateur de vendre plus de 50 billots de 12 pieds par année. Les conseillers dissidents n’étaient pas assez nombreux pour défaire cette motion. Harpagon ne fut pas impressionné par ce règlement. Il disait à ses amis : « Si vous avez besoin de me vendre plus de 50 billots par année, je connais un truc pour contourner le règlement. »

 

Séraphin se rendit compte que son règlement ne produisait pas les effets escomptés. Il décida de s’en prendre au rôle d’évaluation foncière. Il nomma le père Ovide, son rapporteur officiel, pour apporter des modifications au rôle. En réalité, cet homme n’avait pas l’instruction nécessaire pour accomplir cette tâche. C’est donc Séraphin qui fit tout le travail. On s’en doute bien. La valeur des propriétés d’Harpagon et de ses supporteurs avait augmenté si bien que ceux-ci devraient payer plus de taxes municipales.

 

Lors de la présentation du rapport au conseil municipal, une surprise attendait Séraphin. Son beau-frère Alexis Labranche était de retour d’exil. Sous l’instigation de celui-ci, une foule nombreuse se présenta à l’assemblée. Alexis prit la parole se disant contre le nouveau règlement et ajoutant que s’il était adopté, il en ferait vérifier les détails à ses frais par un spécialiste de Saint-Jérôme. Cette assertion eut l’heur de déstabiliser Séraphin, mais se voyant en train de caresser son or dans le haut-côté de sa maison, il fit une sainte colère, traitant Alexis de tous les noms. À un moment donné, l’assistance crut que le maire reculerait dans son dessein inique. Il fit passer le règlement.

 

Harpagon n’avait pas assisté à l’assemblée du conseil. Il avait pris l’habitude d’ignorer le maire plutôt que de le confronter. Ses affaires allaient de mieux en mieux. Les cultivateurs qu’il aidait, selon ses propos, réussissaient maintenant à joindre les deux bouts, grâce principalement aux bons conseils de l’agronome de comté. Harpagon allait régulièrement à la banque de Saint-Jérôme pour faire des dépôts. Il ne caressait pas son or comme Séraphin, mais relisait sans cesse les entrées dans son carnet de banque. Il l’avait même placé sous son oreiller et se réveillait la nuit pour faire des plans destinés à s’enrichir encore plus. Il était tellement doué pour la manipulation que les cultivateurs ne se rendaient pas compte qu’il les exploitait.

 

Quand le rapport du spécialiste de Saint-Jérôme fut prêt, Alexis le confia au forgeron, le père Chevron. Ce dernier fut stupéfait des conclusions et accepta de le présenter à la prochaine assemblée du conseil. Séraphin s’opposa au dépôt du document et reçut l’appui de la majorité des conseillers municipaux. Son espoir de reprendre le terrain perdu grandissait de jour en jour, étant certain que les taxes municipales entraîneraient des faillites et que ses anciens emprunteurs lui reviendraient.

 

Le rapport refusé par le Conseil était succinct : trois pages seulement. Des noms, dont celui d’Harpagon, étaient soulignés en rouge montrant par là un traitement injuste. Le père Chevron rapporta le document à la forge et invita les paroissiens à venir le consulter. Pendant une semaine, le forgeron fut continuellement dérangé par des visiteurs. Il en était toutefois heureux.

 

Le curé Labelle fut informé des malversations du conseil municipal. Il se rendit chez Séraphin et l’invectiva de sa voix tonitruante. Le maire ne broncha pas. « Vous n’êtes pas le curé de Sainte-Adèle ; vous ne viendrez pas dans ma maison me dire comment jouer mon rôle de maire. »

 

D’habitude, le maire allait seul à la messe du dimanche. Il obligeait sa femme Donalda à rester à la maison, car il craignait le feu et les voleurs. À la messe, il faisait semblant de lire son gros missel en latin hérité de son père. Il voulait donner l’image d’un chrétien exemplaire. Ce dimanche-là, c’était la fête des dames de Sainte-Anne dont Donalda était présidente. Elle le supplia de lui permettre de l’accompagner. On était en plein été. Séraphin finit par céder.

 

Alors que le prêtre élevait la grande hostie et que les fidèles baissaient la tête, une forte voix se fit entendre : « Il y a un feu dans le rang croche. » D’un trait, l’église se vida. Séraphin attela son cheval en vitesse et se précipita vers sa maison. Le feu l’avait complètement détruite. Ses pièces d’or avaient fondu comme neige au soleil.

 

On ne sut jamais qui avait mis le feu, mais plusieurs de la paroisse, sans le dire, soupçonnaient Harpagon. Séraphin fut momentanément accueilli par le quêteux de la paroisse dans sa misérable mansarde. Il se retroussa les manches et recommença son manège.

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# 764               13 août 2014

Un homme humilié

Après son mariage, Joseph-Luc acheta la terre de son père au 8e rang de Saint-Philippe-des-Sources. Avec ses six vaches, ses deux chevaux, sa vingtaine de moutons, il se rendit vite compte qu’il fallait trouver une autre source de revenus pour faire vivre sa famille. Après cinq ans de mariage, il avait eu quatre enfants tous nés en mars. La dernière, une fille, était décédée trois jours après sa naissance.

 

Chaque année en octobre, Joseph-Luc partait pour les chantiers et revenait chez lui en avril. Ses outils : une hache, une scie et une palette de fer. Tout se faisait à la force des bras : pas de scie mécanique, pas de tronçonneuse, pas de convoyeur. Le travail était dur ; il fallait trimer 10 heures dans une forêt sauvage que l’humain n’avait pas foulée depuis des millénaires.

 

Ce jour-là, au retour du travail, Joseph-Luc reçut une lettre de sa bien-aimée. Comme d’habitude il demanda à son ami Césaire en qui il avait totalement confiance de la lui lire. Après le souper, les deux compères s’installèrent dans un coin de la salle à manger alors que tous avaient quitté. Césaire commença la lecture ne se méfiant pas que le cuisinier, en train de laver la vaisselle, tendait l’oreille.

 

« Cher Joseph-Luc,

J’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Tu ne le croiras sûrement pas, mais je serai mère pour la cinquième fois. J’ai en moi un fils qui est un vrai cadeau du ciel. Cette nuit, j’ai fait un rêve. Un ange m’est apparu. Il m’a dit : - Myriam, tu as été choisie entre toutes les femmes pour mettre au monde un sauveur. Il naîtra le 25 décembre. Tu l’appelleras Christophe. Rend hommage au Dieu éternel pour t’avoir donné ce cadeau du ciel. Va voir ta tante Anne. Elle connaît aussi la nouvelle.

 

Puis, l’ange est disparu. J’entends encore ses ailes battre dans le lointain. Il n’est aucun oiseau qui fait entendre des bruits si mélodieux.

 

Quand je m’éveillai, j’étais bouleversée. J’étais convaincue que ce rêve était comme tous les autres. Je touchai mon ventre. Je ne puis rien discerner ; mais je me sentais particulièrement bizarre. Après la besogne du matin, je suis allée voir tante Anne. Elle était très impatiente. Lorsqu’elle me vit arriver, elle vint vers moi. Elle demanda à son mari Joachim de dételer le cheval et me dit : - « Ah ! ma petite Myriam. Je suis très heureuse. J’ai eu la nouvelle cette nuit. Un ange aux ailes roses m’est apparu en rêve. Je savais que tu ferais de grandes choses. Tu portes en toi le sauveur de l’humanité.

 

Inutile de te dire que j’étais encore plus bouleversée. J’ai pleuré à chaudes larmes au moins une heure. De bonheur, de joie, de tristesse, de peur, je ne sais pas. J’ai discuté longuement de cette histoire avec tante Anne. Toi, Joseph, crois-tu que cette histoire est vraie ?

 

Je suis très anxieuse. Pour le reste, la petite famille va bien. Il ne reste plus que trois vaches à vêler. La Brune de la Rousse a perdu son veau pour la deuxième année.

 

Écris-moi vite. J’attends de tes nouvelles. De ta soumise Myriam. »

 

Joseph-Luc était abasourdi. Il sortit de la salle à manger la mine déconfite et la larme à l’œil. Il s’étendit sur son lit. Dans le dortoir, étaient assemblés une vingtaine d’hommes. Les uns jouaient aux cartes ; d’autres se racontaient des histoires pas très catholiques. Une dizaine de minutes plus tard, une voix forte se fit entendre. C’était Jérémie, le petit ami du cuisinier :

- Aie ! Joseph-Luc. Tu as reçu une lettre de ta blonde ? Je n’aurais jamais pensé qu’un jour tu pourrais être cocu à ce point.

 

Un tonnerre de rires, un vrai tintamarre, vint heurter de plein fouet Joseph-Luc. Il se sentait fragile comme une feuille au vent. Il monta sa couverture et se couvrit sans prendre le soin d’enlever ses vêtements. Une larme tomba sur l’oreiller.

 

Après un sommeil agité, au beau milieu de la nuit, Joseph-Luc se leva. Il ramassa ses guenilles et quitta précipitamment le dortoir. Le ciel était étoilé et un léger vent se frayait à travers les arbres inquiets de le voir dans cet état. Après avoir parcouru six milles à pied, notre homme prit le train à destination de chez-lui.

 

Il était 10 heures de l’avant-midi quand il atteignit sa maison. Il n’y avait personne. Joseph-Luc comprit tout de suite que son épouse était chez tante Anne. Il partit à pied en courant. Il devenait de plus en plus agité et fâché. Son teint avait rougi et il se sentait exploser.

 

Il entra chez tante Anne sans frapper. Ne saluant personne, il se dirigea vers son épouse. Il la prit par un bras et lui dit : « C’est fini les folies. Viens-t-en chez nous. Tu m’as trompé. » Tante Anne et son mari Joachim n’eurent pas le temps de dire un mot que le couple était dehors. Ils étaient stupéfaits et craignaient pour la sécurité de Myriam.

 

Pas un mot ne fut prononcé sur le chemin du retour. À la maison, toutefois, Joseph-Luc lança : « Avec tes niaiseries, j’ai fait rire de moi au camp. Le cuisinier a écouté la lecture de ta lettre et en a informé les autres. Tu m’as trompé, c’est clair. Penses-tu vraiment, une innocente comme toi, que tu portes un sauveur. Je n’en veux pas de ton bâtard. Je ne veux plus que tu retournes chez ta tante Anne. Désormais, je vais te garder à l’œil. »

 

Myriam pleurait à chaudes larmes.

- Arrête de brailler, continua Joseph-Luc, tu vas me dire avec quel homme tu as couché.

- Je te jure sur la tête de mon enfant, reprit Myriam.

- Ne dis jamais ça devant moi.

- Je te jure que je n’ai fréquenté aucun homme. Quand je vais porter la crème à la beurrerie, j’en profite pour faire des commissions et je reviens tout de suite. Le dimanche, je visite seulement la parenté.

- Et le voisin, ce vieux garçon qui vient t’aider à faire le train ?

 

Myriam s’enfuit dans sa chambre sans rien ajouter. Joseph-Luc était maintenant convaincu que ce voisin était la cause de tous ses maux. Ce voisin s’appelait Narcisse. Il était au début de la trentaine et, même s’il n’était pas encore marié, il était reconnu pour troller les femmes. Il vivait avec sa sœur sur la terre voisine de Joseph-Luc. Quand ce dernier était aux chantiers, l’homme charmant aidait Myriam à faire le train.

 

Sûr de lui, Joseph-Luc prit une hache dans le hangar et se dirigea vers la maison voisine. La sœur de Narcisse lui ouvrit la porte. Sans plus de préambule, Joseph-Luc lança :

- Où est Narcisse, ce sale chien ?

- Que se passe-t-il, lança la voisine prise de peur ? Tu es revenu des chantiers plus à bonne heure que d’habitude ?

- Où est Narcisse ?

- Il est allé faire des commissions au village.

- J’ai affaire à lui. Tu lui diras de venir me voir.

 

Joseph-Luc retourna chez lui. Après le dîner alors que les enfants faisaient une sieste, il dit à Myriam :

- Tu vas aller voir la sage-femme du rang et tu vas lui demander de te débarrasser de cet enfant. Je n’en veux pas. Si tu refuses, oublie-moi ; je vais me réfugier en ville. Tu pourrais caresser ton bâtard comme tu le veux.

- La sage-femme n’a jamais fait ça, de reprendre Myriam. Tu sais ; l’Église le défend sous peine d’excommunication.

- C’est à prendre ou à laisser et surtout ne va pas pleurer sous les jupes de tante Anne. Si la sage-femme ne veut pas le faire, compte sur moi, je vais le faire.

 

En disant cela, il lui donna un fort coup de poing dans l’abdomen. Myriam tomba par terre. Il la releva et l’assit dans une chaise en la frappant de nouveau. Sur ça, on cogna à la porte. C’était tante Anne. Joseph-Luc ouvrit la porte et la referma de toutes ses forces sur la visiteuse. Son mari accourut. Il la ramena à la voiture et se précipita vers la maison. La porte était solidement verrouillée. Inquiet, le couple retourna chez lui.

 

En larmoyant, Myriam dit : « Tu as raison, Joseph-Luc, c’est une histoire insensée. Je vais aller chez la sage-femme pendant que tu vas garder les enfants. » Elle s’habilla. Elle attela le cheval et partit. Sur le chemin, se trouvait la maison de sa tante. Elle s’y arrêta. Elle raconta comment son mari était d’une humeur massacrante et décrivit les sévices qu’il lui avait fait subir. La tante et l’oncle ne savaient pas quoi faire.

- Reste avec nous un bout de temps, finit par dire tante Anne, les choses vont peut-être s’arranger.

- Et s’il s’en prenait aux enfants, reprit Myriam.

 

Quand le vieux garçon revint chez lui, sa sœur lui raconta la visite qu’elle avait eue.

- Il se passe quelque chose de grave, lança-t-il. Il faut que j’aille voir.

 

Sa sœur lui déconseilla. Il prit sa 22, la chargea et la camoufla dans sa ceinture sous son manteau. Arrivé dans le tambour de la maison, il entendit les enfants pleurer. Il craignit le pire. Toutefois, il vit la hache dans un coin. Il la prit et cogna à la porte. Joseph-Luc vint ouvrir. Il fut estomaqué de voir son aide-fermier la hache à la main. Sans perdre un instant, Narcisse dit à Joseph-Luc :

- Pourquoi es-tu venu chez nous avec une hache ? As-tu perdu la tête ?

- C’est toi qui as couché avec ma femme, sale étalon. Tu mérites que je te tue.

 

En disant cela, Joseph-Luc accompagna les enfants dans leur chambre. Il revint avec un balai et fonça sur Narcisse. Ce dernier tenta de se défendre ; mais l’attaque était si subite qu’il eut un instant d’hésitation. La hache s’envola dans les airs et passa à travers une fenêtre. Entendant le bruit de vitres cassées, les enfants se mirent à pleurer.

 

Narcisse voulut amadouer cet homme en lui demandant des explications. Cela ne fit que décupler sa rage. Il fonça à nouveau sur Narcisse. Pendant l’altercation, un coup de feu partit et atteignit Joseph-Luc en plein front. Il était mort.

 

Devant les douleurs qui augmentaient chez Myriam, sa tante l’amena chez la sage-femme qui ne put que constater une fausse couche. Ce qui avait été un rêve venu du ciel s’était transformé en cauchemar. Narcisse fut inculpé de meurtre. Comme il invoqua la légitime défense, il fut relâché. Myriam et tante Anne ne parlèrent plus jamais de ce double rêve de malheur.

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# 723               1 août 2014

Embrouilles de frères

Quand Paul Rouillis était enfant, il passait des heures à regarder travailler le forgeron du village. Il commença très jeune à y faire de menus travaux. À 25 ans, soutenu par son père, un cultivateur à l’aise, il acheta la forge à tempérament.

 

Paul Rouillis se maria avec Elmire Souchon. Trois enfants naquirent à un an de différence et à la même date, soit le 13 juin. Le premier fut appelé Paul-Sénior, le deuxième Paul-Midi et le troisième Paul-Junior. Tout était prétexte pour que la chicane naisse et s’amplifie entre les frères. Sénior voulait conserver son privilège d’ancienneté en tout temps. Midi qui avait peu d’ambitions cherchait à exploiter les faiblesses de ses deux frères. Junior, chez qui subsistait un complexe d’infériorité dû à son statut de cadet, cherchait par tous les moyens à prendre sa place et même à dépasser ses frères.

 

À l’école, soit au couvent du village, Sénior et Midi ne réussissaient pas. Ils bâclaient leurs devoirs et apprenaient rarement leurs leçons. En classe, ils passaient pas mal de temps dans le coin de la retenue, sinon ils se voyaient gratifier de coups de règles par les religieuses qui leur enseignaient. Quand Junior voyait leurs piètres résultats scolaires, il en était heureux. Il se disait qu’il irait plus loin qu’eux. Cela le motivait a étudié davantage. Le succès suivait.

 

À la maison, quand c’était à son tour de rentrer le bois, Midi trouvait toute sorte de prétexte pour s’en exempter. Pour conserver son prestige d’aîné, Sénior le remplaçait parfois en échange de menus articles. Junior le faisait sans rien demander. Les parents voyaient grandir les deux plus vieux dans le désordre. Ils étaient enclins à apprécier davantage Junior pour sa conduite exemplaire.

 

En septième année, Sénior abandonna l’école au milieu de l’année scolaire. Il avait 14 ans. Son père l’amenait avec lui à la forge pour lui montrer les rudiments du métier. Le jeune garçon aimait voir son père mettre les fers dans le feu pour pouvoir les redresser. Il adorait le voir clouer les fers aux sabots du cheval. Sénior se vouait avec acharnement à ce travail d’aide-forgeron. Son père voyait en lui une autre personne. Persévérance et minutie étaient ses principales qualités

 

Quand Midi vit son frère quitter ses études, il voulut faire de même. Ses parents s’y opposèrent. Il avait répété sa quatrième année. Depuis ce temps, il était dans la même classe que Junior et réussissait moins bien que lui. C’était une humiliation quand les bulletins mensuels sortaient et qu’il était un des derniers. Il devenait de plus en plus agressif envers son jeune frère. Ses parents excédés finirent par accéder à sa demande. Il ne voulut pas aller travailler à la forge. Il disait qu’il voulait se reposer.

 

Junior obtint son diplôme du primaire avec grande distinction. Il demanda de poursuivre ses études en comptabilité. Ses parents l’inscrivirent à l’École de commerce de la ville voisine. Encore là, il connut de grands succès. À n’en point douter, la comptabilité était sa hache. Quand il sortit de cette école, diplôme en poche, il fut engagé comme commis à la Caisse populaire du village. C’était, pour lui, toute une revanche sur ce que ses frères lui avaient fait subir pendant ses années d’enfance.

 

Pendant tout ce temps, Midi vivotait. De temps à autre, il était engagé par des cultivateurs pour les travaux des champs. Son insouciance et son manque flagrant de responsabilité faisaient en sorte qu’il était rapidement congédié. Il décida alors de cultiver du tabac dans le jardin de sa mère. Il prenait un soin jaloux de ses plants qu’il avait placés dans un coin ensoleillé du jardin tout près du hangar du voisin. Sa mère en était heureuse. Avant de semer les radis et les navets, elle répandait de la poussière de tabac dans les rangs afin de faire mourir les vers. Elle en saupoudrait aussi les concombres et les citrouilles pour les débarrasser des pucerons.

 

Six semaines après la semence, Midi recueillait les feuilles de tabac, les faisait sécher et les réduisait en mille miettes. Le tabac le plus fin servait pour rouler les cigarettes. Le reste servait pour les pipes ou encore pour ceux qui chiquaient ou prisaient le tabac. Il prit l’habitude d’aller écouler ses produits à la buvette du village. Au début, il ne faisait que passer. Peu à peu, il prit goût aux effets de la bière. Il passait alors une partie de ses soirées à boire.

 

Dans ses nombreux temps libres, Midi prit l’habitude d’aller visiter la forge de son père. Ce dernier y voyait un signe d’intérêt pour son métier. À l’occasion, Midi y rencontrait ses compères de la veille avec qui il pouvait continuer les conversations entreprises à la buvette.

 

À chaque vente ou à chaque service, le père Paul ou son fils Sénior notaient les transactions dans un cahier. On pouvait y lire : ferré un cheval, 50 sous, vendu deux fers, 20 sous, réparé un attelage, 10 sous, réparé la ferrure de deux roues, 20 sous, etc. Un jour, en faisant ses comptes à la fin de la journée, le père Paul se rendit compte qu’il manquait 2 dollars et 25 dans la caisse. Il demanda à son fils Sénior s’il n’avait pas fait d’erreurs. Ce dernier vérifia les entrées et constata le même manque.

 

Sénior soupçonna tout de suite son frère Midi de venir piger dans la caisse ; mais il n’avait pas de preuves. À la dérobée de son père, il interdit quand même l’accès de la forge à son frère : « Je ne veux plus te voir la face dans la forge, lui dit-il. » Midi cessa d’aller à la forge quand son frère était là. Toutefois, quand Sénior allait livrer des effets aux cultivateurs, Midi s’empressait d’y revenir.

 

Le père se rendit compte que l’argent disparaissait à chaque fois que Midi venait à la forge. Il n’osait pas lui en parler. Mise au courant, sa femme interpella le fils et l’accusa de ces larcins. Midi nia tout et cessa de voler. Il se rendait quand même à la forge, sans rien prendre. La confiance reprit entre le père et le fils.

 

Pendant ce temps, Junior se consacrait avec bonheur à sa tâche de commis à la Caisse Populaire. Il s’impliquait de plus en plus dans les associations de la paroisse. Un jour, l’aumônier diocésain du Cercle Lacordaire vint faire le sermon. Il prêcha, comme il se doit, la tempérance. Il parla de son nouveau mouvement qui prônait l’abstinence totale. Il convoqua les paroissiens volontaires à une rencontre à la sacristie après la messe. Une dizaine de personnes s’y rendirent dont Junior. Ils se mirent d’accord pour implanter cette association dans la paroisse. Junior fut nommé président.

 

Le mouvement prit du temps à s’implanter. La majorité des membres furent des femmes. Les quelques hommes qui osèrent s’inscrire étaient entraînés, pour ne pas dire traînés, par leur femme. Les hommes se disaient : « Pourquoi payer un dollar pour être membre ? C’est du gaspillage. » Plusieurs faisaient leur propre bagosse et ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas se détendre à l’occasion en buvant un petit verre. »

 

Midi n’entra pas dans le mouvement. Il alla même jusqu’à invectiver son frère l’accusant de se mêler des affaires des autres. « Si tu ne veux pas boire, lui dit-il, c’est ton affaire. Ce n’est pas toi qui va m’empêcher de prendre un verre de temps en temps. » On discuta longuement de ce nouveau mouvement dans la paroisse. Les habitués de la buvette craignaient que, sur la pression populaire, l’établissement soit amené à fermer ses portes.

 

Midi recommença son manège à la forge. Cette fois-ci, le père lui interdit d’y mettre les pieds. Quand le fils avait écoulé la totalité de son tabac, son porte-monnaie était à sec. Les poteaux de la buvette, ceux qui y allaient régulièrement, manquaient aussi d’argent. La bière se vendait deux verres pour 15 sous. Au rythme où ils buvaient, ils flambaient rapidement un dollar. Ils concoctèrent un stratagème pour se faire un peu d’argent. Ils décidèrent de faire des tirages moitié-moitié. Ils passaient par les maisons pour vendre des billets : deux billets pour cinq sous et cinq pour 10 sous. La plupart des femmes répugnaient à donner de l’argent à cette bande de buveurs. Au Cercle Lacordaire, le mot d’ordre avait été donné par le président : « N’achetez pas de billet. »

 

Le conseil des buveurs décida alors de s’adresser aux hommes. Quand les employés des scieries recevaient leur paie en fin de semaine, il y avait toujours un collecteur à la sortie du travail. Comme la paie se faisait en argent, les hommes étaient tentés de risquer un petit 10 sous. De même, à la fin de chaque mois, les cultivateurs recevaient leur paie de beurrerie, aussi en argent. C’était un moment favorable pour la vente.

 

Au premier tirage, le comité des buveurs fit le décompte honnêtement et remit les gains selon la proportion annoncée. Peu à peu, les gagnants étaient des prête-noms qui recevaient un très petit montant et qui déclaraient un montant beaucoup plus élevé.

 

Le curé reçut des plaintes à ce sujet. Au prône de la messe d’un dimanche, il interdit formellement d’acheter ces billets sous peine de péché mortel. Il menaça de faire fermer la buvette. Le patron de cet établissement, pris de court, fit cesser les activités du groupe.

 

Midi menaça de s’en prendre à ses deux frères : Sénior qui avait adhéré au Cercle Lacordaire et Junior pour être l’instigateur du mouvement qui faisait des pressions pour entraver ses plaisirs à la buvette. Le forgeron et sa femme marchaient sur des œufs.

 

Les jours passèrent. Midi ne décolérait pas à l’endroit de ses frères. Une bonne nuit, les villageois furent réveillés par deux petits feux, l’un devant la forge du père Paul et l’autre devant la Caisse Populaire. Les paroissiens étaient en émoi. Ils comprirent tout de suite qu’il s’agissait d’avertissements. Le maire fit enquête. Midi fut interrogé. Il avait un solide alibi puisqu’il était chez ses parents quand cela s’est produit. Il n’avait pas participé aux méfaits ; mais il en avait été l’instigateur.

 

Quelques nuits plus tard, un feu fut allumé devant la buvette. Comme les affaires périclitaient depuis la mise sur pied du Cercle Lacordaire, le patron décida de fermer ses portes. Par ailleurs, Midi, se sentant de plus en plus persona non grata dans la paroisse, fit ses valises et alla se réfugier ailleurs au Québec. Sa famille perdit sa trace.

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# 681               18 juillet 2014

Un drôle de fils

Depuis que Léon avait acheté une pouliche de trois ans, il ne cessait de la dorloter.  Il lui avait même mis son anneau de fiançailles à une oreille. Le soir après le souper, il la flattait et l’étrillait. Quand la température le permettait, il l’attelait sur son boghei et lui faisait faire une course de deux ou trois milles. La Grise, c’est ainsi qu’il l’appelait, se faisait belle au plus grand plaisir de son propriétaire. Il la nourrissait abondamment à l’avoine préférant lui acheter ces grains au lieu du gruau à ses enfants.

 

Chaque dimanche, après la messe, Léon rejoignait la Grise dans l’écurie de la Fabrique et prenait son temps pour l’atteler afin de permettre aux autres cultivateurs de son rang de quitter avant lui. Quand toutes les voitures avaient pris la route, il fouettait la Grise pour qu’elle parte à toute épouvante. Même si un mandement de l’évêque interdisait les courses dans un rayon d’un mille de l’église, le maquignon entreprenait de dépasser les autres voitures. À chaque fois qu’il réussissait, il faisait le décompte. Parfois, il continuait son chemin au-delà de son domicile pour battre son record.

 

Sa femme Joséphine n’aimait pas ces compétitions. Elle avait peur d’un accident. Plus d’une fois, elle avait menacé Léon de s’abstenir d’aller à la messe s’il ne cessait pas ces dérèglements. Dans la paroisse, on l’appelait Tête folle. On soulignait à grands traits son aveuglement pour sa Grise et son orgueil déplacé. Pour sa part, le curé, de temps à autre, se permettait de mettre en garde ses ouailles. « Un jour, disait-il, il arrivera un accident. Il sera trop tard. »

 

Son aîné Majorique admirait de façon inconditionnelle son père. Il aimait son caractère combattif et son ambition d’être le meilleur. Il obtint son certificat de septième année avec une moyenne de 62 %. Il s’inscrivit au couvent du village pour y faire sa huitième année. Ses résultats scolaires étaient pitoyables. Au milieu de l’année, il abandonna prétextant que la religieuse enseignante était incompétente et qu’elle ne connaissait pas sa matière. Il disait à qui voulait l’entendre : « L’école n’est plus nécessaire pour moi. J’en sais plus que la maîtresse. » À l’image de son père, Majorique croyait fermement qu’il était le meilleur en tout. Il se vantait d’être le plus instruit de la paroisse. « Je suis un bel homme, se disait-il. Je n’aurai qu’à lever le petit doigt pour conquérir la femme que je veux. »

 

Depuis son abandon de l’école, Majorique travaillait sur la ferme de son père. Il recevait cinq dollars par mois. Il avait le droit de prendre la Grise pour aller veiller là où il voulait dans la paroisse. Il flirtait les filles qui le trouvaient agréable de compagnie, mais qui étaient réticentes à s’en amouracher à cause de son air fendant et de ses propos désagréables, en particulier quand il racontait des histoires de sexe. Il portait toujours une cravate multicolore et ne se gênait pas pour dire que, même lors du train, il s’attifait ainsi. « Un homme comme moi, disait-il, doit garder sa dignité partout, même lorsqu’il gratte le fumier des vaches. »

 

Maintenant âgé de 19 ans, Majorique jeta son dévolu sur Ernestine, une jeune fille de 17 ans qui en était à sa première année d’enseignement à l’école du rang 4. Celle-ci n’avait pas l’intention de s’embrigader dans une union trop précoce, sachant que sa mère s’était mariée à 18 ans et qu’elle avait maintenant 12 enfants.

 

Un bon soir, alors qu’Ernestine inscrivait dans le journal de classe les notions qu’elle enseignerait le lendemain, elle vit arriver un jeune homme bien vêtu dans un boghei tiré par un cheval gris. Malgré son chapeau calé jusqu’aux oreilles, elle finit par le reconnaître. « Mais que vient-il faire ici, se dit-elle ? » Sa première idée fut de ne pas le laisser entrer. Poussée par la curiosité, elle lui ouvrit la porte. « Bonsoir, ma jolie, dit-il, j’étais à la recherche de la plus belle fille de la paroisse. Enfin je l’ai trouvée. »

 

Il n’en fallait pas plus pour faire chavirer le cœur de la jeune fille. Se souvenant de l’article du règlement qui stipulait qu’aucun jeune homme ne devait visiter une institutrice dans sa classe le soir, elle se ressaisit et se mit à regretter de l’avoir laissé entrer. Elle lui dit :

-  Majorique, je ne peux pas te recevoir. Je risque de perdre mon emploi. J’aimerais ça que tu quittes l’école.

- Crois-tu vraiment que je vais partir, rétorqua-t-il ? Tu refuserais de recevoir le meilleur parti de la paroisse.

 

Après un moment d’hésitation, il continua.

- Tu as raison. Je ne resterai pas plus longtemps. Avant de partir, je veux te dire que j’ai rêvé à toi la nuit dernière. J’étais un prince et tu étais une princesse. Tu me disais comment tu étais heureuse de me voir. Je reviendrai.

 

Pendant les semaines suivantes, Majorique venait cogner à la porte de l’école. Quand Ernestine le voyait s’approcher, elle éteignait sa lampe à l’huile et se réfugiait dans sa chambre à coucher. Elle finit par se tanner de cette insistance. Elle en fit part au commissaire d’école qui, de sa maison, avait observé le manège. Majorique fut mis au courant de cette intervention et s’exclama : « Je n’ai pas dit mon dernier mot. »

 

Le temps passant, Ernestine sentait monter en elle un courant d’amour envers ce jeune homme qui avait tellement de bons mots à son endroit. Lorsqu’elle sortit de l’église, quelques dimanches plus tard, l’homme à la cravate l’attendait et l’aborda.

- Bonjour, ma jolie. Que dirais-tu si j’allais veiller chez tes parents samedi prochain ?

 

Rassurée par l’approche douce de Majorique, elle acquiesça. L’histoire d’amour se prolongea pendant des semaines. Ernestine désirait de plus en plus ce jeune homme. C’est toutefois son côté vantard qui la faisait hésiter. Ses parents qui voyaient se refermer le piège sur elle étaient en total désaccord avec ces fréquentations. Sa mère surtout lui disait :

- Ce n’est pas un homme pour toi. Actuellement, il fait l’fin. Tu vas voir, s’il te marie, il va continuer à courailler. Tu sais que les gens de la paroisse, à part sa parenté, n’aiment pas cette famille.

 

Plus le temps avançait, plus Ernestine était tiraillée entre l’amour qui croissait en elle et la crainte de marier un beau parleur. Elle savait, par ailleurs, que sa carrière d’institutrice prendrait fin à ce moment. C’était une règle édictée par le département de l’Instruction publique. Quand Ernestine discutait de son amoureux avec sa mère, elle en faisait ressortir ses beaux côtés. Elle était certaine qu’une fois mariée elle pourrait endiguer cette soif de bien paraître.

 

Au grand dam de ses parents, l’institutrice se fiança avec Majorique. Ce fut une journée heureuse pour les deux tourtereaux. Maintenant qu’Ernestine avait la bague au doigt, le comportement de Majorique se relâcha. Il laissait plus paraître son côté mesquin et oublieux des autres. La mère observait une dégradation dans leur relation. La jeune fille ne cessait de rétorquer :

- J’ai accepté de me fiancer. J’irai jusqu’au bout. Il n’est pas question de reculer. Que diraient les gens de la paroisse et les parents de mes élèves ?

 

Il semble bien que le sillon vers le mariage était tracé. Chaque samedi soir, Majorique venait veiller chez sa dulcinée et lui faisait part de nombreux projets qu’il avait pour lui. Rarement, il parlait de projets pour le couple. Malgré cet accroc, Ernestine continuait à valoriser son cavalier. Un jour, il lui avait dit : « Je ne sais pas si tu mérites de m’avoir comme prétendant, mais je sais que je mérite d’être ton prétendant. »

 

Un bon dimanche, le curé de la paroisse fit un sermon sur le mariage.

« Vous savez, mes très chers Frères, que le mariage est une institution divine. Nul ne peut s’y en approcher s’il n’a pas l’intention de faire vivre décemment son épouse et d’élever des enfants. Selon la tradition, le mariage est précédé de fiançailles. Peut-on croire qu’un jeune homme, même étant fiancé, puisse fréquenter une autre fille ? C’est ce qui arrive actuellement dans la paroisse. Le Christ qui a élevé l’union des époux à un sacrement n’a jamais toléré que le cœur de l’un d’eux soit partagé par une autre. »

 

Chez plusieurs, ce n’était pas une surprise. Des rumeurs circulaient déjà à propos d’un jeune homme qui allait souvent veiller chez une veuve de 25 ans. Ces rumeurs touchaient Majorique. Évidemment, la famille d’Ernestine n’avait pas été mise au courant. Le curé continua : « Ce jeune homme devra cesser ces fréquentations malsaines, sinon le mariage lui sera interdit. »

 

Entendant ces paroles, Ernestine fit le décompte des fiancés de la paroisse. Il y avait cinq ou six couples. Elle craignit que ce soit son beau Majorique qui s’était épivardé. Elle ne voulait pas le croire. Elle se souvenait des paroles de son fiancé : « Tu vas voir, ma jolie. Je suis un homme fidèle. Même si je vois de la beauté en d’autres femmes, c’est toi qui est la plus belle. »

 

Il restait trois mois avant le mariage. Ernestine n’avait jamais pensé être un jour au centre des préoccupations des gens de la paroisse. Les rumeurs allaient dans tous les sens. Il est probable que la pouliche grise de Léon avait le don d’ubiquité parce qu’elle avait été vue le même soir dans des endroits différents de la paroisse. Depuis le sermon du curé, elle était surveillée. En particulier, on ne la voyait plus tapie derrière la demeure de la jeune veuve.

 

Ernestine interrogea son fiancé qui jura sur la tête de la pouliche qu’il n’avait jamais fréquenté une autre fille. Il réitéra sa promesse de fidélité et d’amour éternel. L’institutrice le croyait sincère. Toutefois, elle n’était pas totalement satisfaite de ses réponses. Sa vantardise commença peu à peu à l’agacer. Mais elle ne bronchait pas dans sa décision.

 

La nuit avant le mariage, Ernestine eut un songe. C’est le curé de la paroisse qui lui apparaissait. Il lui lança : « Tu n’as qu’un mot à dire : NON. » et il disparut. Au matin, ressassant son rêve, Ernestine se souvint des paroles de sa mère qui craignait que ce mariage soit le début de nombreuses épreuves. Elle ne bronchait pas dans sa décision. « J’irai jusqu’au bout, se disait-elle. Je vais montrer à ces gens qu’ils ont tort. »

 

Pendant la messe du mariage, on sentait une certaine nervosité dans l’église, surtout du côté de la famille de la nouvelle mariée. Le curé d’habitude si sûr de ses gestes n’arrivait pas à suivre le rythme normal de la cérémonie.

 

Flanqués de leur témoin, les deux fiancés attendaient avec anxiété que le curé s’approche d’eux pour bénir le mariage. À la question posée « Acceptez-vous de prendre Ernestine comme légitime épouse ? » Majorique répondit fièrement OUI. Quand Ernestine fut interrogée, elle hésita … et répondit NON.

 

Une salve d’applaudissements tonna dans l’église. Seule la famille du futur marié s’abstint. Normalement, le curé aurait dû intervenir rapidement pour faire cesser ces gestes sacrilèges, mais la surprise lui fit perdre la voix. En lui-même, il n’était pas fâché de la tournure des événements. Il éleva une main et le brouhaha cessa. C’était la première fois en 42 ans d’histoire que l’église était le théâtre d’une telle indiscipline.

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# 642               5 juillet 2014

Une femme autonome

Adélia était la fille aînée de la famille. Son père, un cultivateur moyen, avait de la difficulté à rejoindre les deux bouts. Avec huit enfants de 1 à 13 ans, il devait s’expatrier dans les chantiers trois mois par année pour faire vivre convenablement sa famille. La mère était souvent dépressive surtout après ses accouchements.

 

Adélia n’hésitait pas à aider sa mère à la maison et même son père dans le temps des récoltes. Elle était maintenant en septième année et ses résultats scolaires étaient excellents. Elle ne voulait pas suivre les traces de sa mère. « Torcher des enfants toute ma vie, se disait-elle, pas pour moi. » Elle pensa d’abord faire une secrétaire, mais sa mère s’y opposa parce qu’elle avait en tête l’image d’une jeune fille assise sur les genoux d’un patron.

 

Elle voulut alors être institutrice. Sa mère était d’accord. Toutefois, son père refusait ce choix. « Se faire instruire pour une fille, disait-il, c’est du temps perdu. Tu vas enseigner un an ou deux. Tu vas trouver un mari. Puis, tu vas rester à la maison pour servir ton mari et élever tes enfants. »

 

Adélia ne voulait pas laisser passer son rêve. Au milieu de la septième année, elle annonça à sa mère qu’elle voulait s’inscrire en huitième, l’année suivante. « J’en ai parlé à tante Rosalie, dit-elle. Elle est prête à m’héberger pour faire ma huitième et ma neuvième au village. » La mère était au désespoir. Non seulement elle perdait les précieux services de sa fille, mais encore elle devrait payer une pension à sa belle-sœur. Une entente fut conclue. La mère verserait le montant de l’allocation familiale que le Gouvernement lui octroyait pour sa fille.

 

Au début, Adélia eut de la difficulté à s’adapter à son nouvel environnement. Les jeunes filles du village la regardaient de haut et n’hésitaient pas à la traiter de paysanne. En même temps, l’instruction reçue à l’école du rang ne l’avait pas préparée à des études postérieures. Cet enseignement laissait à désirer vu que des jeunes filles non diplômées avaient été engagées et qu’elles avaient sept degrés dans la même classe.

 

Devant ces difficultés, Adélia ne recula pas. Au contraire, elle se mit à l’étude avec plus d’ardeur. Peu à peu, ses notes augmentèrent. Elle termina sa neuvième année en étant la deuxième de la classe. D’ailleurs, devant ses succès, les autres jeunes filles cessèrent de la harceler.

 

Quand elle voulut s’inscrire à l’École Normale, son père lui signifia qu’il n’avait aucun sou pour payer sa pension et sa scolarité. Elle se tourna encore une fois vers sa tante. Son mari gagnait un assez bon salaire en travaillant comme contremaître dans une boutique de fabrication de châssis. « Si vous me prêtez l’argent dont j’ai besoin pour étudier, disait-elle à sa tante, je vous le rendrai dès ma première année d’enseignement. » L’entente fut conclue.

 

Au bout de deux ans d’École normale, Adélia reçut son brevet C avec grande distinction. Lors de la remise des diplômes où la famille assistait, elle reçut en prix une dizaine de livres. Ses parents étaient fiers ; mais le père continuait à penser qu’une fille, c’était fait pour la maison.

 

Adélia fut engagée comme institutrice dans la même école qu’elle avait fréquentée. On lui versait un salaire de 800 $ par année. Elle paya les dettes qu’elle avait contractées envers sa tante et versa une pension de 5 $ par semaine à ses parents. Toutefois, l’amour n’était pas loin. Lors de sa deuxième année d’enseignement, alors qu’elle n’avait que 18 ans, elle rencontra un charmant jeune homme qu’elle avait connu à l’école du village. Il s’appelait Élias et venait de terminer ses études en plomberie.

 

Ayant eu vent de l’affaire, son père ne cessait de lui dire : « C’est un bon parti. Ne manque pas ton coup. Sait-on si quelqu’un d’autres voudra marier une maîtresse d’école ? » Pendant ce temps, Adélia ne réussissait pas à prendre une décision. « Si je me marie, se disait-elle, je dois abandonner mon poste d’institutrice et rester à la maison. Si je le laisse tomber, je n’aurai peut-être pas la chance d’épouser un autre gars de métier. » Elle se voyait mal faire sa vie avec un cultivateur étant donné toutes les tâches que cela comporte. Elle savait très bien ce qu’était la vie d’une femme sur une ferme.

 

L’idylle amoureuse ne s’essoufflait pas. Adélia se sentait de plus en plus entraîner dans un gouffre. « Je suis en train de tomber dans le même piège que ma mère, se disait-elle. Moi qui rêvais d’autonomie. » Elle alla voir le commissaire d’écoles pour qu’elle puisse conserver son poste dans l’éventualité d’un mariage. La réponse fut cinglante :

- Non. Selon la loi de l’Instruction publique, une femme mariée n’a plus le droit d’enseigner. Elle doit se consacrer à sa famille.

- Vous savez bien, reprit-elle, qu’il n’y a aucune fille diplômée dans la paroisse pour me remplacer.

- La loi, c’est la loi. Mon grand-père qui avait étudié le latin pendant deux ans disait : « Lex dura sed lex. » La loi est dure, mais c’est la loi.

 

Finalement, elle accepta d’épouser Élias. Le mariage eut lieu à la fin de sa troisième année d’enseignement. Le père rigolait : « Je l’avais bien dit que c’était une perte de temps de te faire instruire. Il te faut maintenant retourner aux chaudrons. » Adélia d’habitude si douce fulminait quand elle entendait de tels propos de la part de son père. Elle n’osait pas riposter.

 

Après le mariage à la mi-juillet, Adélia emménagea avec son nouveau mari dans une maison que celui-ci avait construit au village. Septembre arriva. Le commissaire d’écoles n’ayant pas trouvé de remplaçante, Adélia proposa ses services. Mais la réponse fut la même. Le poste fut comblé par une jeune fille de 16 ans qui venait de terminer sa neuvième année au village.

 

En novembre, la préposée au rayon de lingerie du magasin général fut atteinte de tuberculose. Adélia y vit une occasion de travailler à l’extérieur de la maison. Elle fut engagée de façon temporaire. Elle était heureuse de pouvoir s’émanciper dans cette nouvelle tâche. Élias qui n’acceptait pas les préjugés de ses parents envers le travail des femmes y voyait une belle occasion de se distancer d’eux. « Si ma femme est heureuse, se disait-il, c’est un plus pour moi. Pourquoi voudrais-je qu’elle soit malheureuse à la maison ? »

 

En février, Adélia tomba enceinte. La nouvelle se répandit dans la paroisse. Le propriétaire du magasin lui signifia qu’elle était congédiée. « Personne dans la paroisse, lui dit-il, ne voudra être servi par une femme qui porte un bébé. Je connais mes clients. Ce sont principalement les femmes qui sont de cet avis. Tu sais comme moi que ce sont elles qui achètent dans le rayon de lingerie. »

 

Adélia retourna chez elle, le cœur en miettes. « Je ne pourrai jamais assumer mon autonomie, se disait-elle. Mon rêve s’est évanoui. Dans quelle société vit-on ? » Il lui revenait en tête l’expression de son père « femme aux chaudrons ». Adélia fut remplacée au magasin par une célibataire qui était la cousine du propriétaire.

 

Adélia se voyait mal se tourner les pouces à la maison. Avec ses amies, elle mit sur pied un comité visant à l’entretien et à l’embellissement des croix de chemin. Elle répertoria toutes les croix de la paroisse et le comité publia un dépliant faisant l’historique de ces joyaux du patrimoine. Une campagne de financement fut mise sur pied par le comité. L’argent fut versé pour restaurer les croix qui, avec le temps, se détérioraient. Bien plus, Adélia présida à la construction de nouvelles croix dans les rangs. Le curé était ravi et ne cessait de vanter son implication. Les actions du comité firent en sorte de redonner aux paroissiens une fierté envers cet héritage de leurs ancêtres.

 

La jeune femme mit au monde un poupon en bonne santé et se consacra à ses soins. Elle se sentait utile, mais ne mettait pas de côté son rêve de devenir autonome un jour. Elle eut un deuxième et un troisième enfant. Puis, elle décida, avec l’accord de son mari, qu’elle n’aurait pas d’autres enfants. Quand le curé apprit cela, il se précipita chez elle pour lui dire qu’elle n’avait pas le droit d’agir ainsi surtout de la part d’une ancienne maîtresse d’école. Devant son mari médusé, elle riposta d’une voix sévère :

- Monsieur le curé, je ne vais pas chez vous pour vous dire quoi faire. Vous ne viendrez pas dans ma maison pour me donner des ordres. Vous savez où est la porte.

 

Le curé n’insista pas et, déboussolé, il quitta. Adélia cessa d’aller à l’église. Son mari continuait à assister aux offices religieux avec les enfants. Dans la paroisse, les gens étaient consternés. C’était la première fois qu’une femme faisait faux bond à l’église. Ils avaient déjà vu des hommes agir ainsi à la suite de démêlés avec le prêtre, mais jamais une femme. « C’est un scandale, se disaient-ils. Quelle éducation religieuse ces pauvres enfants vont-ils recevoir ? Comment une personne instruite peut-elle agir ainsi ? »

 

Peu de temps après, son mari ouvrit une quincaillerie au centre du village. Adélia devint la gérante pendant qu’Élias continuait à installer et à réparer les systèmes de plomberie et de chauffage. Sous l’impulsion d’Adélia, l’entreprise devint vite prospère.

 

Les enfants grandissaient. Quand un nouveau curé fut nommé, Adélia recommença à assister aux offices religieux : ce qui amena de nouveaux clients à son magasin.

 

La commission scolaire de la paroisse avait toujours beaucoup de difficultés à combler les postes d’institutrice. Un jour, le commissaire du rang 3 se présenta au magasin et lui dit :

- Je suis à la recherche d’une institutrice. Êtes-vous intéressée ?

- Est-ce une blague, de répondre la femme de 45 ans ? Vous le savez comme moi. Je suis une femme mariée.

- Ce n’est pas pareil. Vous avez terminé d’élever vos enfants.

 

Un éclair de joie perça dans les yeux d’Adélia. Elle avait été pendant longtemps si loin de son rêve. Avec l’argent qu’elle avait gagné comme gérante du magasin, elle s’acheta une automobile et elle fut institutrice jusqu’à sa retraite.  

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# 621               28 juin 2014

Grand-père enquête

On était au matin du 14 juillet 1935. Cléophas engloutissait ses trois œufs avec des grillades de lard. Les enfants mangeaient leur bol de gruau et leur tranche de pain tartinée à la graisse de rot. Alma, la mère, se contentait de yaourt qu’elle avait fait fermenter dans l’armoire de cuisine.

 

Selon son habitude, Alma interrogea son mari pour voir ce qu’il prévoyait faire au cours de l’avant-midi. Comme la température était maussade et qu’il ne pouvait pas ramasser son foin, il annonça qu’il se rendrait sur le haut de sa terre pour réparer sa clôture.

 

Quand Bruno, 7 ans, et Hermel, 6 ans, entendirent cela, ils demandèrent à leur père de les amener avec lui. Le père qui profitait de l’éloignement de la maison pour prendre un coup de bagosse refusa. Sa femme aussi était d’accord. Mais devant l’insistance des deux enfants, Cléophas accepta. Alma dit alors : « Ne les laisse pas sans surveillance. Il y a des ours qui rôdent dans ce secteur, quand ce ne sont pas des coyotes. »

 

Le père remplit son tombereau de pieux et de piquets. Il attela son cheval. Les deux enfants montèrent sur la charge et se taillèrent chacun une petite place. Ils étaient tout heureux de faire cette randonnée matinale même si le ciel s’assombrissait de nuages.

 

Rendu au fronteau de la terre, le père attacha son cheval à un arbre et commença à décharger. Les enfants le regardaient faire. Cléophas prit sa masse et commença à consolider les piquets qui étaient encore en bon état. Les enfants couraient dans le champ en se donnant des poussées. Soudain, Bruno trouva un rond de fraises. Ils mangèrent ces bons petits fruits rouges et juteux. Quand le rond fut délesté, ils demandèrent à leur père s’ils pouvaient aller voir leur grand-père qui demeurait dans le rang voisin. Il y avait d’ailleurs un sentier qui aboutissait chez l’aïeul.

 

Cléophas ne pensant qu’à boire en toute quiétude leur donna la permission à la condition de ne pas y rester plus d’une heure. Les enfants partirent bras dessus bras dessous le cœur à la joie. Pendant ce temps, le père sortit son flacon et sirota le précieux liquide jusqu’à son épuisement. Il s’accota sur une souche et s’endormit. Quand il se réveilla, il était presque midi. Les enfants n’étaient pas encore revenus.

 

Cléophas dégrisa rapidement. Il courut chez son père. Celui-ci lui dit que les enfants étaient bel et bien venus, mais qu’ils étaient repartis depuis au moins deux bonnes heures. La panique s’installa dans la demeure. « Où sont les enfants, criait-on ? » L’aïeul fit le tour des voisins. Le père se dirigea chez lui en espérant que les enfants y soient. Mais, pas d’enfants à la maison.

 

Le père courut informer ses voisins. Une battue fut improvisée. On refit le trajet du fronteau jusqu’à la demeure du grand-père. On remarqua qu’à un quart de mille au-delà du fronteau, il y avait un sentier transversal qui s’étendait sur tout le rang. « Les enfants se seraient-ils trompés de chemin, se disait-on ? » Les hommes parcoururent méticuleusement le sentier. Ils virent dans la terre boueuse des traces de chaussures de la taille d’un enfant. Il était donc probable que les enfants avaient foulé ce sentier. Ils se rendirent jusqu’aux deux extrémités. Ils ne virent aucun autre signe de la présence des enfants.

 

Le curé fut averti de ces disparitions. Les moulins à scie locaux cessèrent leurs opérations pour pouvoir procéder aux recherches. Au plus fort de l’après-midi, ils étaient une centaine d’hommes à scruter les bois qui séparaient les deux rangs. On pensait que les enfants auraient pu être attaqués par un ours ou par un coyote. Alors, on surveillait toute trace d’animal ou de restes humains.

 

Que s’était-il passé ? En revenant vers leur père, à l’intersection du sentier qui conduisait chez le grand-père et du sentier transversal, les enfants avaient emprunté le mauvais chemin. Rendus au bout, ils entendirent des coups de masse, ils se rendirent en toute hâte en direction de ces bruits. Quelle ne fut pas leur surprise de voir un vieillard qui était lui aussi en train de réparer sa clôture ! Ils se dirigèrent vers lui et lui racontèrent leur mésaventure. Celui-ci leur dit : « Soyez sans crainte mes enfants. Je vais vous conduire chez vos parents. Venez avec moi à la maison. »

 

Ce vieillard qui s’appelait Onésime vivait seul dans une maison au bout du rang et assez éloignée du voisin. Il leur prépara à manger. Au début de l’après-midi, un homme dans la trentaine se présenta chez lui. Il parlait une langue que les enfants ne comprenaient pas. Il interrogea Onésime pour savoir d’où venaient ces enfants ? Celui-ci lui dit que c’était des enfants perdus et qu’il ne connaissait pas leurs parents. En réalité, le visiteur était un Américain qui venait assez souvent acheter de la viande de bois ou de la truite qu’Onésime braconnait.

 

L’Américain fit une proposition d’achat des enfants. Onésime qui en tout temps ne montrait aucun scrupule accepta la transaction. Il dit aux enfants : « Ce monsieur qui est mon ami va vous reconduire chez vos parents. » Les enfants hésitaient parce que leur mère les avait souvent prévenus de ne jamais embarquer dans une automobile conduite par un inconnu. Voyant leur hésitation, Onésime leur dit : « Soyez sans crainte, il ne vous fera pas de mal. » Il donna à chacun des bonbons. « Vous pourrez en chemin grignoter ces friandises. » Pour montrer sa bonne foi, il prit un pot de fraises qu’il avait lui-même mis en conserve et leur dit : « Apportez cela à votre mère. »

 

L’Américain, fier de sa conquête, retourna chez lui. Il fit croire à sa femme qu’une famille québécoise lui avait confié ces deux enfants pour quelques mois.

 

Les recherches n’ayant donné aucun résultat, le père des deux enfants alerta la police. Une enquête fut instituée. Comme les agents n’avaient aucune formation, ils ne savaient pas comment procéder. Ils interrogèrent le père, la mère, le grand-père et quelques voisins des deux familles. Au bout d’une semaine, ils déclarèrent n’avoir trouvé aucune piste qui permettrait de continuer l’investigation.

 

Sur les entrefaites, une femme, qu’on appelait la placoteuse du rang, confia au grand-père que cette journée-là elle avait vu passer deux automobiles. Dans l’une, elle avait reconnu le Père Magloire, un cultivateur du rang 3 qui allait souvent visiter son frère. Dans l’autre, elle avait vu un homme seul qui était repassé environ une heure plus tard. Au retour, tout en conduisant, il regardait en arrière de l’auto. Elle ne connaissait pas cet homme. Elle disait toutefois avoir déjà vu cette automobile-là quelques fois auparavant.

 

Un fait intriguait le grand-père. Onésime avait prétexté n’avoir pas le temps de participer aux recherches. Cet élément fut jugé sans importance parce que ce vieux garçon était vraiment un être à part. Il faisait ses affaires sans jamais adresser les paroles aux autres cultivateurs qu’il rencontrait.

 

Le grand-père visita tous les gens du rang pour leur demander de surveiller les automobiles qui passeraient. Quand il frappa chez Onésime, ce dernier tarda à ouvrir. Il lui confia qu’il voyait parfois des automobiles qui se rendaient dans la paroisse voisine. Onésime promit d’avoir l’œil vigilant.

 

Le temps passa. Notre Américain, du nom de John, cessa de fréquenter son ami Onésime. Il y délégua un de ses amis pour quérir sa viande de bois et ses poissons. Les enfants pleurèrent pendant des jours. Ils finirent par s’habituer à leur nouveau style de vie. Leur nouveau père les amenait souvent en automobile et leur achetait des friandises, quand ce n’était pas de la crème glacée. Ils apprirent peu à peu des mots d’anglais. Après un an, leurs parents adoptifs les inscrivirent à l’école. Ils n’avaient pas de papier officiel. L’école accepta de les accueillir quand même.

 

Un concitoyen de John, originaire de la paroisse des enfants, informa son oncle au village que deux petits canadiens-français allaient à l’école de ses enfants. Les âges correspondaient mais pas les prénoms. La rumeur se répandit dans la paroisse et fut alimentée par d’autres cancans qui pointaient vers John. Le grand-père qui continuait son enquête finit par découvrir que ses deux petits-fils demeuraient chez cet Américain. Il se refusa d’informer la police craignant de ne pas pouvoir récupérer les enfants vu que ceux-ci résidaient maintenant dans un autre pays.

 

Après un an, John décida de faire lui-même ses commissions et de retourner chez le braconnier. La placoteuse le reconnut. Elle demanda à son fils d’atteler le cheval et d’aller voir où ce véhicule s’arrêtait. C’était bien chez Onésime.

 

Le grand-père ayant été informé se présenta chez Onésime. Il lui dit : « Je sais tout. C’est toi qui as vendu mes deux petits-fils à un Américain. Je te dirai plus. Son nom est John. Tu sais que ton crime est punissable de la prison à vie. Plus de pêche, plus de chasse pour le reste de ta vie. Est-ce que c’est ça que tu veux ? » Onésime devint rouge comme un homard. Il se mit à balbutier des mots incompréhensibles. Le grand-père reprit : « Si tu nous aides à récupérer les enfants, je n’irai pas à la police. » Onésime accepta le marché.

 

Quand John revint visiter le braconnier, celui-ci lui demanda s’il pouvait venir lui montrer les enfants. « Tu sais que je ne peux pas faire ça, de répliquer John. Les enfants pourraient reconnaître la maison de leur grand-père. » Onésime ne lâcha pas prise. « Tu n’as qu’à faire le détour par Saint-Adolphe. Tu roules une dizaine de milles de plus ; mais tu n’auras pas à passer devant la maison du grand-père. Je te promets un quartier de chevreuil. » Finalement, John accepta.

 

Le jour prévu de la visite de John, une dizaine d’hommes attendaient cachés dans les buissons qui entouraient la maison d’Onésime. Ils étaient armés de fourches et de haches. Le père des enfants avait même un mousquet qui avait servi à l’insurrection de 1837 et qui appartenait à sa famille. L’arme n’était plus en état de servir mais elle pouvait très bien impressionner.

 

Aussitôt que John, avec les deux enfants, fût entré chez Onésime, la maison fut cernée. Le grand-père en tête donna un coup de pied dans la porte et entra suivi de sa petite armée. Les enfants ne voyant que le grand-père accoururent vers lui. De son côté, John vit des gens armés et sentit la pointe du mousquet sur son front. Il se tourna vers Onésime et le traita de traitor (traître).

 

John retourna bredouille chez lui. Onésime avait évité le pire. Les enfants retrouvèrent leur foyer paternel et furent heureux de connaître une nouvelle petite sœur.

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# 600               21 juin 2014

Des jumeaux identiques

Joachim Cornoue était un cultivateur reconnu pour ses démêlés avec ses pairs. Il dut affronter la justice à quelques occasions. Un jour, il avait acheté une génisse de son deuxième voisin. En échange, il lui avait promis de lui livrer deux cordes de bois d’érable pour sa fournaise. Il avait prit possession de la taure ; mais il tardait à respecter sa promesse. Un autre jour, il avait frappé violemment le fils du voisin parce le jeune homme avait osé lui dire qu’il y avait trop de roches sur sa terre. Dans la paroisse, on l’appelait le Boulé. C’est son beau-père qui lui avait donné ce surnom sachant qu’autrefois les gens qualifiaient de boulés les hommes qui cherchaient constamment la chicane.

 

Sa femme Célanire était douce et respectueuse. Elle souffrait des frasques de son mari. Quand la cour le condamnait, elle n’osait plus sortir de chez elle. Elle se privait même de la messe dominicale, elle qui était une femme pieuse et empreinte de principes religieux.

 

Après six mois de mariage, Célanire devint enceinte. La grossesse fut difficile. Toutefois, elle se termina par une grande surprise. Elle accoucha de jumeaux identiques. Ils furent appelés Julien et Jules. La mère rêvait au jour où elle assisterait à l’ordination de ses deux fils. « Ce serait beau, se disait-elle, que deux Cornoue soient curés dans deux paroisses différentes et voisines, si possible. »

 

Elle se consacra à sa tâche de mère avec beaucoup d’ardeur. Au début, pour reconnaître ses jumeaux, elle noua un ruban de couleurs différentes au poignet de chacun. Quand ils commencèrent à marcher, elle remarqua que Julien, écartait légèrement les pieds tandis que ceux de Jules avançaient en parallèle.

 

Si, au plan physique, les jumeaux étaient parfaitement identiques, il n’en était pas de même dans leur comportement. Dès son jeune âge, Julien que sa mère appelait le Pas fin s’appliquait à contrôler son frère qui acceptait la situation de bon gré. Julien l’incitait constamment à commettre des bévues et il en riait. Jules conservait quand même un attachement indéfectible envers son frère. Il se plaisait à le considérer comme son poteau et ne gardait jamais de rancœur à son égard. Plus d’une fois, Julien le Pas fin imposait des douleurs physiques à son frère sans que celui-ci ne rechigne. Plus encore, à l’occasion, Jules acceptait la responsabilité de fautes commises par son jumeau.

 

Toute l’enfance se passa dans cette relation trouble entre les deux jumeaux. Le père encensait la conduite de son Julien tandis que la mère voyait clairement la situation : ce qui engendrait des conflits entre les parents.

 

À la fin du primaire, les parents convinrent d’inscrire leurs deux fils au Séminaire diocésain. Le directeur des élèves refusa d’accepter les deux jumeaux ensemble. Croyant qu’il était de leur intérêt de les séparer, il offrit aux parents d’admettre l’un d’eux. La mère alla voir le curé qui ne comprenait pas la décision du directeur. Il fit des pressions auprès de ce dernier et finalement les deux jumeaux furent admis.

 

Au début, en suivant les recommandations de sa mère, Julien desserra quelque peu l’emprise qu’il avait sur son frère. Sa soif de contrôle reprit rapidement le dessus. Des frasques mineures débutèrent. Les surveillants d’élèves peinaient à établir la responsabilité de chacun. Au cours de leur deuxième année au collège, le premier surveillant fit une enquête serrée sur des vols rapportés dans les vestiaires. Les soupçons convergèrent rapidement vers les jumeaux. Le surveillant questionna plusieurs élèves qui disaient que Jules était toujours très gentil, mais que Julien les harcelait parfois sans raison apparente. L’enquête ne permit aucune accusation.

 

En septembre de l’année suivante, un élève, responsable de faire des commissions en ville, se fit voler un pot de beurre d’arachides dans son casier. Tous les soupçons convergèrent vers les jumeaux. Le même surveillant fit enquête. Il découvrit le pot dans la case de Jules.

 

Jules nia avoir commis le vol, mais reconnaissait que le pot ne lui appartenait pas. En même temps, il assura le surveillant que ce n’était pas son jumeau qui avait fait cela. L’affaire se transporta chez le directeur. Les deux jumeaux furent rencontrés. Pressé de questions, Jules finit par admettre que c’était lui le voleur. Son jumeau Julien, à ses côtés, était excité de voir l’autre dans des transes physiques incontrôlables. Il était d’un calme plat, ne ressentant aucun sentiment de culpabilité.

 

Le directeur leur dit qu’il discuterait avec le surveillant avant d’imposer une sanction au coupable. Le surveillant informa son supérieur de ce qui s’était passé l’année précédente et indiqua qu’il en avait alors parlé à l’ancien directeur. Selon lui, il était clair que Julien était l’instigateur du vol et probablement le responsable. Il fallait mettre à la porte l’un des jumeaux parce que le règlement stipulait que le vol était un délit suffisamment grave pour justifier une exclusion.

 

Le directeur convoqua les parents. Seule la mère se présenta. Elle aussi pensait que c’était Julien qui entraînait l’autre dans toutes sortes d’actions plus ou moins répréhensibles. La sanction tomba. « Vous devez ramener votre fils Julien à la maison. »

 

Le père était furieux. Il accusait sa femme d’avoir pris la part de Jules, son préféré comme il disait. Il dit à Julien : « Tu vas venir bûcher avec moi. » Le fils refusa carrément en disant qu’il avait déjà été puni pour un délit qu’il n’avait pas commis et que c’était suffisant. « Comme ça, dit le père, prends tes guenilles et trouve-toi un toit ailleurs. » La mère s’apprêtait à intervenir. Voyant dans quel état son mari était, elle s’abstint. Julien qui avait alors 16 ans se réfugia chez sa tante qui demeurait à quelques rues du Séminaire.

 

De son côté, Jules était déboussolé. Il avait perdu l’appui qui le faisait vivre; mais il continuait à penser que son jumeau avait besoin de lui.

 

Jules avait conservé sa redingote. Il pouvait se promener en ville et faire de menus larcins sans qu’on le soupçonne : un paquet de cigarettes par ci, une barre de chocolat par là. Il allait parfois voir son jumeau dans un coin reculé de la cour de récréation. Celui-ci l’accueillait toujours avec beaucoup d’égard. Ils convinrent des moments les plus sûrs où c’était possible de se rencontrer sans se faire prendre. D’autres élèves avaient connaissance de ces rencontres ; mais ne disaient mot.

 

Un jour, Jules se rendit à un magasin général sans sa redingote. Il disait vouloir acheter un crayon. Le commis se déplaça pour aller chercher l’objet parce que, à cette époque, les rayons des magasins n’étaient pas accessibles aux clients. Pendant ce temps, Julien glissa deux paquets de tabac sous sa veste. Le gérant qui n’était pas loin avait cru voir un geste insolite.

 

Quelques jours plus tard, Julien alla voir son jumeau et le convainquit d’aller lui acheter des enveloppes au même magasin pour qu’il puisse écrire à sa mère. Timidement, Jules lui dit : « Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? » Sûr de lui, il répliqua : « J’y suis allé l’autre jour et je n’aime pas la face du commis. » Julien demeura dans la cour du Séminaire pour l’attendre.

 

Sans se douter de quoi ce soit, Jules se rendit au magasin. En le voyant, le commis lui dit :

- C’est toi qui as volé du tabac ici la semaine dernière.

- C’est impossible, reprit Jules, c’est la première fois que je viens ici. 

 

Le gérant s’approcha : « Si tu dis vrai, tu dois avoir un sosie. » Jules alluma. Son jumeau venait de lui poser un guet-apens. Cette fois-ci, il alla chercher au fond de lui toute l’énergie nécessaire et dit :

- C’est peut-être mon jumeau. Portait-il une redingote ?

- Non de répondre, le gérant.

 

Le gérant savait que les collégiens étaient obligés de porter la redingote quand ils allaient en ville. La lumière se fit. Il dit :

- Où est ton jumeau ?

- Dans la cour de récréation du collège. Ne le dénoncez pas. Si l’affaire s’ébruite, je risque d’être mis à la porte du collège pour être sorti en ville sans permission.

- O. K. mon gars, tu me sembles honnête. Je veux bien te protéger. Retourne au collège. Mais donne-moi l’adresse de ton jumeau.

 

Le gérant appela la police. Quand Julien arriva chez sa tante, deux hommes casqués et de forte carrure l’abordèrent et le mirent en état d’arrestation. Le procès eut lieu et Julien écopa de deux semaines de prison.

 

Jules était dans tous ses états. Il se sentait coupable d’avoir trahi son jumeau. Comme la prison était située en face du collège, il ne cessait de tourner son regard vers cet édifice. Il était malgré tout heureux qu’une sanction mineure seulement, soit une mauvaise note de conduite, lui ait été infligée.

 

Pour sa part, Julien profita pleinement de son séjour en prison pour apprendre les techniques de base du vol. Quand il sortit de taule, sa tante ne voulut plus le reprendre. Il dut retourner chez ses parents. Il fut tranquille pendant quelques mois. Toutefois, une vague de vols arriva dans la paroisse et aux environs. Julien faisait maintenant partie d’un groupe organisé de petits criminels.

 

De temps à autre, Julien était accusé et reconnu coupable de vols ou d’agressions envers autrui. Sa sanction augmentait d’une fois à l’autre. Pendant ce temps, Jules continuait ses études et au lieu de faire un prêtre comme sa mère le désirait, il devint avocat. Il se donnait comme mission première de défendre son jumeau devant les tribunaux.

 

C’est ainsi que l’amitié, qui s’était refroidie entre les deux, reprit de la vigueur. Jules se mit au service de son frère et de ses amis. Julien ne lui exprimait aucune reconnaissance, soutenant toujours que ce qui lui arrivait était la faute des autres.

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# 573               12 juin 2014

Grâce aux chapelets

Depuis son enfance, Eusèbe rêvait d’être colporteur comme son père. Ce dernier vendait à domicile des produits d’hygiène et de santé. Quand Eusèbe eut 22 ans, son père prit sa retraite et lui confia son territoire qui couvrait six paroisses. La même année, il épousa Angèle, une fille de 19 ans qui était d’une piété exemplaire. Elle allait à la messe tous les jours et était propagandiste des Enfants de Marie.

 

Chaque lundi matin, Eusèbe attelait son cheval à sa voiture couverte et partait, avec sa valise de produits, le plus souvent pour la semaine. Angèle s’ennuyait seule dans sa maison au village. Parfois, elle empruntait le cheval d’un voisin et allait visiter sa mère qui demeurait au bout du sixième rang. Elle en profitait pour se remémorer ses souvenirs de la maison paternelle, sentir les fleurs qui entouraient le modeste logis et goûter aux fruits et légumes frais de la terre.

 

Un jour, elle y rencontra un oncle qui était prêtre et missionnaire en Amérique latine. Tout en parlant, ce dernier mentionna qu’il avait toujours besoin de chapelets pour ses fidèles qui étaient trop pauvres pour s’en procurer. Angèle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour l’aider. Le missionnaire lui répondit : « Tu pourrais peut-être fabriquer des chapelets. » Angèle répondit qu’elle aimerait cela. « Alors, de rétorquer l’oncle, j’ai une boîte de grains dans mon sac de voyage. Ton mari doit avoir une pince et de la broche fine. Demain après-midi, avant de visiter le curé, je te montrerai à confectionner des chapelets. Tu vas voir ; c’est facile. »

 

C’est ainsi qu’Angèle se voua à la production de chapelets. Elle invita des amies à faire comme elle. Le mercredi après-midi, fête de Saint Joseph, quatre ou cinq jeunes femmes se réunissaient et, tout en placotant, maniaient les pinces. À tour de rôle, chacune allait à la ville voisine. Elle y achetait des sacs de grains de chapelet et des boîtes de petites croix. Le curé était fier de leur travail et s’en vantait auprès des pasteurs des paroisses environnantes.

 

Quand Eusèbe apprit la nouvelle passion de son épouse, il en fut ravi. Il offrit sa collaboration en sculptant des croix en bois. De temps à autre, au grand dam d’Angèle, il subtilisait des chapelets et les vendait 15 sous l’unité. Celle-ci lui disait : « Tu n’as pas le droit de faire ça. Tu sais bien que la compagnie pour laquelle tu travailles  t’interdit de vendre d’autres produits que les siens. ». Mais il persistait.

 

Après trois ans de mariage, le couple n’avait toujours pas d’enfant. Angèle s’ennuyait de plus en plus. Un jour, par hasard, elle rencontra Roméo, un de ses copains d’école qui l’avait flirtée à plusieurs reprises dans le passé. Elle lui fit part de sa détresse et de sa vie monotone. Celui-ci mentionna qu’il était, depuis quelques mois, cuisinier au camp Forget, un camp de bûcherons situé à six milles du village. Il lui décrivit le camp : une bâtisse centrale où se trouve la cafétéria et, aux alentours, cinq petits camps qui pouvaient chacun abriter trois ou quatre bûcherons, la plupart étant de jeunes célibataires de 16 à 25 ans. Il conclut en lui disant : « Tu sais, mes hommes aussi s’ennuient le soir loin de leur famille. Tu pourrais peut-être les désennuyer. »

 

Connaissant Roméo, Angèle comprit tout de suite le sens de sa proposition. Elle était estomaquée vu qu’elle se considérait comme une fille de dévotion. Elle hésita longuement et finit par marmotter en lui faisant un clin d’œil : « Pourquoi pas ? J’en profiterai pour leur faire réciter le chapelet. » Roméo reprit : « Tu arrives avant le souper qui t’est offert gratuitement. Je te trouve des gars deux ou trois par soir. Tu leur charges deux dollars et tu en gardes un dollar 50. Je t’offre même l’hospitalité de mon lit pour la nuit. »

 

Le mardi de la semaine suivante, Angèle partit à pied et se rendit au camp Forget. Elle fut accueillie comme une reine. Chacun lui faisait des yeux doux et des sourires en coin ; quelques-uns lui demandaient si elle avait apporté sa hache pour bûcher. Le tout se passa comme il avait été entendu. Le succès de l’entreprise fut tel que Roméo dut augmenter les tarifs et, par le fait même, devint plus exigeant pour sa cote. 

 

De temps à autre, Angèle faisait ses visites et empruntait à l’occasion le cheval d’un voisin. Il était entendu qu’elle allait voir sa mère. Heureusement, le chemin pour se rendre au camp ne passait pas devant le logis de ses parents. Cela n’empêcha pas que des rumeurs se mirent à circuler dans la paroisse. Quand les jeunes gens parlaient d’elles, ils disaient entre eux : « Angèle, tu gèles et tu dégèles. »

 

Au bout d’un an, la pieuse femme se retrouva enceinte. Son mari flottait sur des nuages. Quant à Angèle, elle ignorait si l’enfant provenait de l’énergie de son mari ou d’un de ces hommes. Le jour de la naissance arriva. Ses proches voyaient peu de ressemblance avec Eusèbe jusqu’au jour où ils découvrirent des traits marquants avec une famille du rang 4. Mais, comme le disait son mari : « Nous, les Québécois sommes tricotés serrés. Nous avons tous de la fesse gauche ou de la fesse droite des ancêtres communs. » Pour la maman, le nom du géniteur n’avait pas d’importance. Elle avait enfin un poupon pour se désennuyer, elle qui avait toujours rêvé d’avoir un chapelet d’enfants.

 

Quelques mois plus tard, Angèle fit garder son bébé et recommença son manège. Elle eut un deuxième enfant, puis un troisième. On ne voyait toujours pas de traits d’Eusèbe en eux. Les rumeurs furent plus persistantes. On disait : « Incroyable, la dévote Angèle prend son pied au camp. » Son mari commençait à avoir des doutes sérieux.

 

Un jour, une dame d’une paroisse voisine interpella le colporteur :

- Dites donc, Monsieur Eusèbe, vous avez combien d’enfants ? »

- J’en ai trois, de répondre l’homme avec fierté.

- Vous êtes sûr ?

- Que voulez-vous dire ?

- Allez voir le cuisinier au camp Forget. Il pourra sûrement vous donner des détails.

 

En un instant, tout devint clair dans sa tête. Il avait depuis ce temps laissé passer bien des insinuations de la part de ses clientes. Mais là, c’en était trop. Il avait besoin d’explications. Il ferma sa valise avec force et déguerpit en coup de vent. Il se dirigea vers son domicile. En cours de route, il se souvint que personne n’avait remarqué des ressemblances entre lui et ses trois enfants, pas même la couleur de ses yeux et la forme de son nez légèrement retroussé.

 

Absorbé dans ses pensées, il oubliait de diriger son cheval qui trottait au centre du chemin de terre. Tout à coup, un camion 10 roues qui transportait le bois du camp Forget surgit d’une courbe et frappa la voiture de plein fouet. Le véhicule se renversa et Eusèbe fut projeté dans le champ. Sa valise s’effrita et un chapelet fut projeté sur lui. Avec le peu de conscience qu’il avait, il agrippa le chapelet et se mit à dire des Je vous salue Marie.

 

Le maire qui, par hasard, suivait le camion en automobile vit la scène horrible se dérouler devant ses yeux. Il s’arrêta. Sa femme porta secours à Eusèbe. Le maire fit demi-tour et alla chercher le curé et le médecin qui montèrent dans son automobile. Ces deux hommes étaient en conflit perpétuel s’accusant mutuellement que l’un empiétait sur les responsabilités de l’autre. 

 

Arrivés sur la scène de l’accident, les deux se précipitèrent vers le blessé. Le maire fut témoin d’une scène disgracieuse. Chacun essayait d’empêcher l’autre d’être le premier à porter secours à Eusèbe qui semblait souffrir comme un damné. Finalement, le maire intervint : « Monsieur le curé, vous devriez attendre que le médecin fasse son travail. Vous voyez bien que c’est son corps qui souffre et non son âme. » Le prêtre se préparait à répliquer quand le maire le regarda d’un œil fâché. Il n’insista pas.

 

Le médecin diagnostiqua des cassures à une jambe et à un bras. Pour le reste, même s’il y avait beaucoup de sang, le médecin ne craignait pas pour la vie de son patient. Après l’avoir entouré d’une couverture, il l’accompagna à l’hôpital de la ville voisine.

 

Quand Angèle fut informée de l’accident, elle en fut consternée. Elle ne comprenait pas pourquoi son mari se trouvait sur cette route au milieu de l’après-midi. Elle craignait que ce dernier ait été mis au courant du mode de désennui qu’elle avait adopté. Le lendemain, penaude, elle alla le voir à l’hôpital. Ce dernier avait eu quelques heures pour réfléchir. Étant physiquement et mentalement épuisé, il préféra dire à sa femme que la veille il avait eu des étourdissements et qu’il voulait venir se reposer à la maison. Angèle était soulagée et le serra fortement dans ses bras.

 

Au bout de quelques jours, Eusèbe revint à la maison. Il ne fut jamais question entre les deux de la conduite de l’épouse. Celle-ci cessa ses activités nocturnes. Elle se consacra à ses enfants et à leur père putatif. La seule autre activité qu’elle se permettait, c’était de fabriquer des chapelets. Eusèbe comprit qu’il était infertile. Toutefois, il remerciait le ciel de lui avoir donné trois beaux enfants en bonne santé. Pour sa part, Angèle était certaine que les prières des latinos, égrenant ses chapelets, avaient touché son mari.

 

Une fois rétablie, Eusèbe reprit son métier de colporteur. Il ne permit plus à ses clientes de faire des sous-entendus. Quand une de celles-ci s’essayait, il disait : « Moi, je suis peut-être un colporteur. Mais, je ne veux plus qu’on colporte des rumeurs au sujet de ma famille. Je suis fier de mes enfants et ils sont fiers de leur père. »

 

Ayant appris ce qui s’était passé, l’oncle missionnaire écrivit une longue lettre à Angèle dans laquelle il disait avoir invité ses ouailles à prier pour le bonheur de la petite famille. Par des pièces jointes, des enfants exprimaient leurs remerciements pour les chapelets qui leur avaient été donnés. Les rumeurs cessèrent.

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# 552               5 juin 2014

Un mari contrôlant

C’était le grand jour. Abel et Antoinette, tous deux âgés de 23 ans, s’unissaient pour la vie dans la petite église de Saint-Bleuet. Les oiseaux avaient cessé de piailler. La température était maussade comme si elle n’approuvait pas ce mariage. Les deux tourtereaux resplendissaient dans leur costume neuf.

 

Le lendemain des noces, le couple aménagea sur la terre qu’Abel venait d’acquérir. La maison était en bon état et elle était assez grande pour accueillir éventuellement une grosse famille. C’était le parfait bonheur. Antoinette, une femme aimante et soumise, n’hésitait pas à satisfaire les moindres caprices de son bien-aimé. Abel le lui rendait bien en lui donnant toute l’affection dont il était capable comme homme. Il avait bien de temps en temps des sautes d’humeur mais rien pour inquiéter cette femme emprisonnée dans l’amour.

 

Antoinette s’adonnait aux travaux de la ferme avec son mari et en faisait plus que demandé. Elle devint rapidement enceinte. Dix mois après le mariage, Abel accueillait les bras ouverts sa première fille. Il l’appela Rosa. « C’est ma petite rose, disait-il. » Toutefois, quand il se rendit compte que sa femme était moins disponible et que Rosa prenait sa place, son mécanisme intérieur se dérègla. Il ne vit plus Rosa de la même façon. « J’avais oublié, se disait-il, qu’une rose grandit à travers les épines. » Il réalisa qu’il s’apprêtait à perdre le contrôle qu’il avait pourtant toujours exercé dans la douceur.

 

Abel passait des nuits à se tourmenter et se levait le matin de plus en plus aigri. Sa bien-aimée voyait sa transformation progressive. Elle ne disait mot ; mais elle était inquiète. Elle sentait qu’un courant négatif était en train d’ensorceler son homme. Elle se mit à craindre le pire.

 

Pendant ce temps, la jeune Rosa faisait souvent des coliques et n’arrêtait pas de pleurnicher. Situation qui était loin de calmer notre homme. Une nuit, alors qu’Antoinette s’était levée pour donner le biberon à sa fille, celle-ci fit une crise de larmes incontrôlable. Abel se leva, prit la petite par un bras et lui administration une bonne claque sur les fesses. La mère voulut s’interposer. Il la repoussa violemment en lui épongeant sa main dans la figure. Il lui dit : « T’es rien qu’une bonne à rien. » En même temps, il cria à la petite : « Ferme ta christ de gueule. ». Le ton était si strident et agressif que la petite, tremblante, cessa de pleurer.

 

Abel était fier de lui. Il avait, selon sa pensée, agit comme un homme et sentait que sa vraie personnalité longtemps refoulée venait d’émerger. Pour sa part, Antoinette était humiliée et brisée. Elle craignait que la situation ne puisse que s’aggraver. Elle cessa d’être elle-même. Elle perdit peu à peu ses mécanismes de défense. Sa mère qui venait de temps à autre la visiter ne comprenait plus cette nouvelle attitude teintée d’indolence.

 

Une deuxième grossesse s’amorça dans le vacarme, les insultes et la violence de la part du mari. Au septième mois, Antoinette perdit son bébé. Ne sachant trop à qui confier ses malheurs, elle alla voir le curé de la paroisse. Après l’avoir écouté avec méfiance, le pasteur lui dit : « Vous savez, ma chère madame, que tout le monde a une croix à porter. C’est une épreuve que Dieu vous envoie pour vous faire grandir dans la foi et dans l’espérance. Si vous voulez vivre au ciel pour l’éternité, vous devez accepter cette épreuve. La vie est plus courte que l’éternité. »

 

Dans un sursaut de prise en main, Antoinette lança : « Je veux retourner chez mes parents. » Le curé importuné rétorqua : « Lors de votre mariage que j’ai moi-même béni, vous avez promis obéissance à votre mari. Vous devez tenir votre promesse et continuer à faire votre devoir conjugal. Vous devez satisfaire votre homme en tout point. Vous ne pouvez pas faire ça. Ça ne se fait pas. Vous voulez brûler en enfer pour l’éternité ? » Antoinette retourna chez elle le cœur brisé et l’âme en lambeaux.

 

Une troisième grossesse se pointa le nez. Le climat de violence ne se résorbait pas. Ce fut un garçon. Le mari l’appela Caïn. La marraine du poupon qui était la sœur d’Abel, se souvenant de ses leçons d’histoire sainte, lui dit : « Penses-y deux fois, Abel. Caïn, le fils d’Adam et Ève, a tué son frère Abel. Tu ne trouves pas ça un peu bizarre de donner un tel nom. » Abel répliqua : « Mais, je ne suis pas son frère, je suis son pèèère. C’est là toute la différence. »

 

Cinq autres enfants suivirent. Sans nul doute, Antoinette subissait son devoir conjugal. Abel avait un contrôle absolu sur toute la maisonnée. Les enfants ne pouvaient pas quitter leur chaise sans lui demander la permission. Tout écart de conduite était sévèrement puni. Dans un rire sarcastique, Abel chantonnait : « Une taloche, c’est vite parti. » Les enfants comprenaient ce que cela voulait dire et n’insistaient pas.

 

Pour Abel, le repas était le moment idéal pour montrer son autorité. Au début de chaque repas, tous devaient se tenir bien droit autour de la table. Au signal donné, on récitait à voix haute une prière adaptée par lui : « Bénissez-moi, mon Dieu. Bénissez ce repas et celui par qui cette nourriture est possible. Amen. ». Le repas devait se tenir en silence à moins que le père n’intervienne pour poser des questions, pour donner un ordre ou simplement pour raconter ses exploits du jour. À la fin du repas, tous debout devaient réciter : « Merci à notre père du ciel et à notre bien-aimé père de la terre de nous avoir prodigué cette nourriture. Que tous deux soient bénis. Amen. »

 

Si un enfant avait un écart de conduite à la table, le père criait : « Levez-vous. Tous dans vos chambres. » Dans ces cas, à l’insu de son mari quand cela était possible, la mère allait leur porter de la nourriture dans leur chambre. Elle le faisait parfois en pleine nuit. Après avoir rempli son devoir conjugal, elle demandait à son mari la permission d’aller filer de la laine ou de tricoter.

 

Les enfants grandissaient en taille, mais rapetissaient en sagesse dans ce climat de terreur. Parfois, quand le couple avait de la visite, Antoinette lançait des messages à son mari. Celui-ci faisait la sourde oreille. En privé, toutefois, il la rappelait à l’ordre avec les techniques de contacts physiques qu’il avait raffinées. D’ailleurs, devant les enfants, il n’a jamais levé la main sur son épouse.

 

À 19 ans, Caïn fit la connaissance de Maria, une jeune fille de 17 ans. Après quelques rencontres en cachette, ils eurent une aventure d’un soir. Sa bien-aimée tomba enceinte. Caïn se confia à sa mère. Il fut convenu de garder le secret. Le fils s’engageait à quitter la paroisse avec Maria avant l’accouchement pour éviter les réactions de son père.

 

Quelques semaines plus tard, en revenant des champs, Caïn entendit des cris dans la maison. Il y entra subrepticement. Il vit son père en train de molester sa mère. Il fut pris d’une rage soudaine. Il se précipita vers son père et lui asséna un violent coup de poing en plein front. Jamais le jeune homme n’avait déployé autant de force. Le père s’écroula. Il se cogna la tête sur le rebord de la table de cuisine. Son crâne éclata. Il était mort.

 

On fit venir le curé qui administra à Abel le sacrement d’extrême-onction sous condition. La rumeur se répandit dans la paroisse que Caïn avait tué son père Abel. Les uns qui connaissaient leur histoire sainte en faisaient des gorges chaudes ; les autres vilipendaient ce fils ingrat et violent.

 

Caïn fut arrêté par la police. Il fut accusé d’homicide involontaire. Le procès dura trois heures. Mais ce fut suffisant pour décrire le climat de violence qui régnait dans cette maison depuis de nombreuses années. C’est ainsi que les gens apprirent les détails du drame vécu par la mère et les enfants. Le jeune homme reçut une sentence de deux ans de prison. La grande majorité trouvait la sentence trop sévère.

 

Pendant son incarcération, Caïn écrivait tous les jours de longues lettres à Maria, sa bien-aimée. C’est sa mère Antoinette qui lui avait procuré le papier à lettres et les timbres. Maria lui promit de l’attendre et qu’ils pourraient se marier à sa sortie de prison. Tous deux étaient cependant inquiets pour le sort qui serait réservé à leur enfant. De son côté, Antoinette les avait assurés qu’elle respecterait en tout point leur volonté. Mais, les parents de Maria ne le voyaient pas de cette façon. Pour eux, un enfant illégitime, c’était la honte d’autant plus que le père était un tueur.

 

Devant la grogne populaire, Caïn fut relâché au bout de cinq mois. Une semaine plus tard, Caïn et Maria se marièrent devant le prêtre qui avait été incapable de soutenir Antoinette. Le lendemain, naissait un magnifique poupon qu’ils décidèrent d’appeler Catherine. La légitimité de l’enfant avait été assurée par le mariage et le curé ne put que reconnaître cet état de fait.

 

À l’exception de quelques âmes timorées, craignant Dieu plus que tout, les paroissiens soutinrent le couple. Ils considéraient que cette famille avait suffisamment souffert pour ne pas leur infliger les blessures du rejet.

 

Caïn et son épouse prirent possession de la maison paternelle moyennant d’assurer la subsistance d’Antoinette toute sa vie durant. Le couple eut neuf enfants qui vécurent dans la douceur et la sérénité. La grand-mère assurait une grande partie des travaux de la maison. Quand elle entendait dire qu’une femme était peut-être victime de violence de la part de son mari, elle passait la voir pour l’encourager et lui prodiguer des conseils. Les maris concernés n’aimaient pas du tout sa présence ; mais, ils n’osaient pas la mettre dehors. Cela avait pour effet de tempérer leur ardeur de contrôle excessif.

 

Même le curé, qui entendait des confidences en confession, était devenu plus compatissant envers ces femmes et tout en s’assurant de respecter la doctrine de l’Église, il posait des gestes de nature à leur rendre la vie plus facile. Par exemple, à chaque mariage, suite à la promesse d’obéissance de la part de la femme, il faisait un sermon sur le respect que les nouveaux conjoints devaient avoir l’un envers l’autre. « Jésus n’a jamais prôné la violence, leur disait-il. Imitons-le. »

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# 537               31 mai 2014

Place au chocolat

Dans le rang 6 de Sainte-Groseille, en 1890, vivaient paisiblement 12 cultivateurs et leur famille. Cette paroisse était située le long de la frontière américaine et il y avait suffisamment de forêt vers le sud pour coloniser au moins deux rangs. Pendant l’été, les hommes se rassemblaient le dimanche au majestueux lac qui les séparait du rang 5.

 

Depuis au moins 20 ans, les habitants réclamaient l’érection d’une chapelle vu qu’ils devaient parcourir au moins cinq milles pour se rendre à l’église paroissiale. Ils demandaient aussi une école parce que les enfants, par la route ordinaire, devaient parcourir trois milles pour aller à l’école du rang 5. Pendant la belle saison, les plus chanceux traversaient le lac en chaloupes conduites par les plus grands et suivaient un sentier en forêt aménagé pour eux. Pendant la saison froide, les hommes traçaient un chemin de raccourci à partir du centre du rang. Le trajet en était coupé de moitié.

 

Étienne, le fils de Timothée, un jeune garçon du rang, avait fait son école modèle au village en résidant chez un de ses oncles. Les Frères du Sacré-Cœur qui dirigeaient cette école avaient réussi à le convaincre de devenir religieux. Toutefois, après deux ans de noviciat, il abandonna ses études. Les habitants lui demandèrent de devenir instituteur. Ils louèrent le salon d’une maison située au centre du rang et Étienne prit charge de l’instruction des enfants.

 

Un bon jour, un jeune notaire natif du village fit le tour des propriétaires. Il leur annonça une nouvelle étonnante. Un américain, du nom de James Monday, avait l’intention d’acheter toutes les terres du rang pour construire une usine de chocolat. « Pourquoi autant d’espace pour une usine, se demandaient les habitants ? » L’offre semblait intéressante. Monsieur Monday leur promettait 300 $ l’arpent de front. Ils pouvaient demeurer dans leur maison et continuer à défricher leur terre moyennant une redevance de 30 $ l’arpent par année à partir de la troisième année.

 

Les habitants demandèrent à Étienne son avis. Celui-ci les mit en garde. « Ils veulent vous expulser de vos terres, leur disait-il. Demandez plus de précisions avant de signer. Vous pouvez être certains que mon père n’embarquera jamais dans ce bateau. »  Les uns se disaient en parlant d’Étienne: « C’est peut-être un gars instruit ; mais il ne connaît rien aux affaires. Son père : il est toujours contre. Notre ami Timothée, c’est un motté. »

 

Le jeune notaire revint à la charge. Il expliqua aux récalcitrants que la compagnie ferait appel à eux pour la construction de l’usine et que, par la suite, leurs grands garçons pourraient y travailler. Ce qui rendrait le rang très riche. Il leur expliquait que le plan de Monsieur Monday était de fabriquer des barres de chocolat à l’érable, un produit non disponible sur le marché, et qu’on leur achèterait leur sirop d’érable. « Je sais que plusieurs parmi vous pourraient entailler 300 à 400 érables de plus, disait-il. » Bien plus, comme la paroisse était renommée pour ses groseilles, la compagnie songeait à introduire ce petit fruit dans ses barres. Pour montrer leur sensibilité à la communauté québécoise, la barre de chocolat qui sera appelée Monday deviendrait Lundi pour la vente au Québec.

 

La question qui revenait le plus souvent est : « Pourquoi acheter toutes les terres ? » Le notaire n’était pas pris à l’improviste. Il racontait que Monsieur Monday ne pensait jamais avoir besoin de toutes les terres. Il agissait ainsi au cas où sa barre de chocolat prendrait un succès rapide dans le marché américain. « Bien plus, ajoutait-il, Monsieur Monday pourrait vous recéder vos terres pour des coûts dérisoires s’il fait fortune avec son chocolat. » Au grand plaisir du notaire, tous les cultivateurs signèrent, sauf Timothée. L’homme de droit leur expliquait que les garçons du récalcitrant ne travailleraient jamais à l’usine et que la compagnie n’achèterait pas ses produits. « Vous allez voir, leur disait-il, il va changer d’idée. »

 

Tous les cultivateurs du rang, sauf Timothée, étaient riches maintenant. Imaginez 1200 $ pour une terre de quatre arpents, alors qu’à l’époque un journalier gagnait à peine un dollar par jour pour un travail de 10 heures. Ils songeaient à s’acheter de la nouvelle machinerie agricole. Bien plus, en considération de leur richesse, ils se disaient que l’évêque serait maintenant obligé de leur permettre de bâtir une chapelle et qu’il leur accorderait un prêtre.

 

Dès le printemps suivant, la construction de l’usine commença. On fit appel à quelques hommes du rang. Le contremaître était un anglophone unilingue. C’était difficile de se comprendre. On devait parfois faire appel à Étienne pour assurer la traduction. Quand les travaux furent terminés, l’édifice avait la grandeur de trois granges accolées. Les habitants n’en revenaient pas, eux qui avaient imaginé un édifice si imposant qu’il se serait étendu sur quelques terres.

 

La machinerie requise pour le fonctionnement de l’usine arriva au milieu de l’été. De toute évidence, c’était des machines de seconde main. Monsieur Monday avait acheté cet équipement d’une usine qui avait fermé ses portes aux États-Unis. Avec les machines, arrivèrent six travailleurs américains repêchés de l’usine abandonnée. Sauf un qui connaissait quelques mots de français appris de son grand-père, un québécois, les autres ne parlaient que l’anglais. Toutefois, ils trouvèrent pension dans des familles du rang et apprirent tranquillement quelques mots de français.

 

Le contremaître de l’usine, sachant que les habitants faisaient des démarches pour avoir un prêtre desservant, réussit à convaincre Monsieur Monday de faire venir un pasteur protestant. Aussitôt arrivé, ce dernier s’activa à la construction d’une chapelle, aidé en cela par les employés de l’usine. Le plan était à l’effet que cette bâtisse servirait aussi d’école. Pendant l’été, les employés, aidés du notaire, firent du porte à porte pour convaincre les gens d’envoyer leurs enfants à cette école. Ils leur faisaient miroiter le fait qu’Étienne continuerait à leur enseigner le français. « Enfin, se disaient les habitants, nos enfants auront une meilleure vie parce qu’ils pourront parler l’anglais. » 

 

Étienne qui n’avait même pas été sollicité dut fermer son école. Il retourna chez les Frères du Sacré-Cœur où il fut accueilli à bras ouverts. Quelques années plus tard, il prononçait les vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté. Il fut envoyé comme missionnaire en Nouvelle-Calédonie.

 

L’année suivante, des travaux de forage commencèrent aux abords du lac. Les habitants se demandaient bien ce que ces hommes en habits orange cherchaient. Le notaire ne le savait pas. Un ami de Monsieur Monday, lors d’une excursion de pêche au majestueux lac, avait trouvé sur le rivage un étrange minerai. Après analyse d’un spécialiste, on lui confirma que c’était des pépites d’or. Quand les habitants furent informés de la raison de ces fouilles, ils comprirent qu’ils avaient été manipulés. Le père d’Étienne avait lui aussi auparavant trouvé des échantillons de ce minerai, mais son fils lui avait dit que c’était de la pyrite de fer. Il avait alors raconté à son père comment Jacques Cartier, le découvreur du Canada, avait perdu la face en faisant miroiter au roi de France qu’il avait découvert de l’or qui était en réalité un minerai sans valeur.

 

Pendant que l’exploration se poursuivait, la compagnie fit bâtir un magasin général avec obligation pour les salariés de Monsieur Monday d’acheter à cet endroit. Devant l’édifice, on pouvait lire Grocery Store qui accompagnait l’écriteau de la bâtisse voisine Church and School. Peu à peu, les gens constatèrent que leur environnement s’anglicisait.

 

De son côté, l’usine de chocolat prit un bon départ. La barre Monday ne contenait pas encore de produits de l’érable, encore moins de groseilles. On expliquait aux gens que les recherches en laboratoire allaient bon train et qu’on en profiterait au bon moment pour lancer la barre Lundi. Certaines pièces d’équipement se fragilisaient davantage si bien que la production devait parfois s’arrêter temporairement pour des réparations.

 

Au bout de deux ans, Monsieur Monday abandonna son projet de production. Les ventes n’étaient pas au rendez-vous. Un malheur n’arrive jamais seul. Il apprit que le sous-sol ne contenait pas suffisamment d’or pour en faire l’exploitation. Il était au bord de la faillite. Aussi, il devait trouver un moyen de récupérer son argent. Ses amis américains lui suggérèrent de vendre ses terres. Ils disaient connaître beaucoup de cultivateurs qui seraient prêts à émigrer au Québec pour acheter une propriété même si le prix était élevé.

 

Un à un, les cultivateurs du rang apprirent que la terre qu’ils occupaient encore avait été vendue à des Américains fortunés. Ils firent appel au jeune notaire qui leur montra une clause de leur contrat dont ils n’avaient pas compris le sens. Cette clause se lisait comme suit : « Après un laps de temps raisonnable, ladite compagnie pourra aliéner la propriété. » 

 

Seul le père d’Étienne demeurait propriétaire de sa terre. Comme il était avancé en âge et qu’il n’avait pas d’enfant pour prendre la relève, il annonça qu’il voulait vendre. La compagnie lui fit un prix ; mais il refusa. Une semaine plus tard, un cultivateur du rang 3 se présenta chez lui et annonça qu’il était intéressé à acheter sa terre pour un de ses garçons qui avaient l’intention de se marier. Le contrat de vente fut signé chez le notaire. Le lendemain, le nouveau propriétaire se présenta chez le même notaire avec un Américain qui devenait le nouvel acheteur. Les cultivateurs du rang 6 étaient maintenant tous des Américains.

 

À son tour, l’homme de droit comprit qu’il avait été exploité et que le père Timothée avait bien raison de se méfier. Jusqu’à ce jour, le curé de la paroisse ne s’était pas préoccupé de cette invasion. Sous la pression de Timothée, il alla frapper à la porte du notaire. C’était écrit Bureau fermé. Ce dernier s’était installé dans une paroisse à l’autre bout du comté. Le curé alla voir le député. Celui-ci l’écouta attentivement, l’air intéressé. Quand le curé eut terminé, le bon député prit la parole : « Vous savez bien, Monsieur le curé, que notre bon gouvernement ne se mêle jamais des intérêts privés. Les gens sont assez intelligents pour discerner les vraies affaires. »

 

Le Frère Étienne ayant été informé de toute l’affaire écrivit à son père : « Encore une fois, l’histoire s’est répétée. En 1763, la France a cédé le Canada à l’Angleterre préférant conserver les Antilles pour son sucre qu’il transformait en chocolat. Aujourd’hui nos habitants ont cédé leur terre pour du chocolat. »

 

Les Américains colonisèrent peu à peu les rangs 7 et 8. Ils désiraient que leur nouveau territoire soit annexé aux États-Unis ; mais le gouvernement américain ne voulait rien savoir de ce projet. Si aujourd’hui vous allez visiter les rangs 6, 7 et 8  de Sainte-Groseille, vous verrez à l’entrée du rang 6 un écriteau Currant City pour Cité des groseilles. Un peu plus loin, à la place de l’usine qui a été démantelée, il y a un monument qui a été érigé à la mémoire de James Monday. Dans ces trois rangs, le drapeau américain flotte partout et les boîtes à malle sont décorées de noms anglais.

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# 519               25 mai 2014

Dans le sommeil

Depuis son mariage, Isidore que sa femme appelait l’homme qui dort se la coulait douce. Son œuvre principale avait été de faire cinq enfants : deux garçons et trois filles. La terre de quatre arpents qu’il avait héritée de son père produisait de moins en moins. Pour ne pas se casser la tête, chaque année, il semait son grain dans les mêmes morceaux. Ses cinq vaches lui fournissaient peu de lait et il en était bien aise. La traite lui demandait moins de temps. Ses deux chevaux vieillissaient et perdaient de l’énergie à cause d’une alimentation pauvre en grains. Il négligeait l’entretien de ses attelages. Ce qu’il faisait le mieux, c’était de semer et de récolter des patates. Comme, encore là, il ne faisait pas de rotation et n’engraissait pas la terre suffisamment, il récoltait des patates maigrichonnes et vides d’énergie.

 

Au début du mariage, sa femme Elmina le suivait à la trace et le poussait sans cesse à exécuter au bon moment les travaux courants et essentiels. Avec le temps, elle cessa de le diriger. Elle se consacra aux travaux de la maison et au bien-être de ses enfants. Toutefois, l’attitude de son mari vint à dépeindre sur elle. Elle est devenue, elle aussi négligente, et se plut à visiter les voisines plus souvent qu’autrement. La maison était un vrai fouillis. Les enfants s’en donnaient à cœur-joie. Ils transformaient l’escalier d’en haut en glissoire. Assez souvent, l’un d’eux arrivait en pleurant après avoir subi de légères écorchures aux membres ou à la tête.

 

Dès que Clairina, l’aînée, eut 10 ans, sa mère lui confia la tâche de s’occuper des autres enfants. Elle le faisait avec plaisir, sauf quand elle voyait passer ses compagnes d’école qui, avec une perche à l’épaule, allaient à la pêche. Elle rechignait alors ; mais sa mère n’en démordait pas. La jeune fille apprit rapidement à faire la cuisine. Peler les patates, faire cuire des œufs, faire des gâteaux étaient son lot quotidien. Elle en profitait pour grignoter en cachette. Pendant la belle saison, elle appréciait surtout les soupers des vendredis. Au menu pour chacun, du poisson fumé acheté d’un colporteur, deux chétives patates non cuites et trois cornichons provenant des conserves de sa mère. C’était la tradition instaurée par Elmina, prétextant que, pour être en bonne santé, il fallait jeûner une fois par semaine.

 

Vint la deuxième Guerre mondiale. Les deux garçons s’enrôlèrent dans l’armée. Ils partirent pour l’Europe pour aller défendre la France contre l’envahisseur allemand. Quatre bras qui l’aidaient à vivre venaient de s’envoler.

 

Les parents d’Isidore moururent. Ils lui laissaient en héritage un peu plus de 500 dollars. Sa femme l’obligea à déposer ce montant à la Caisse populaire en vue de leurs vieux jours. Il continuait toutefois à exécuter les travaux essentiels sans plaisir. L’hiver, au lieu d’aller bûcher sur sa terre, il passait une bonne partie de son temps assis dans sa chaise berçante les pieds sur la bavette du poêle. Été comme hiver, il prenait sa sieste après le dîner au détriment de sa femme qui comptait le temps perdu. Il dormait alors profondément car il se couchait tard. Il avait pris l’habitude d’écouter la radio à batterie parfois jusqu’à minuit tout en fumant sa pipe.

 

Un jour qu’il fauchait son foin, il fit descendre sa team de chevaux dans une grande côte. L’un des chevaux affaiblis par le travail et par la chaleur trébucha en mettant son sabot dans un trou creusé par une marmotte. L’autre cheval effrayé réussit à se défaire de ses attelages et aussitôt qu’il eût réussi à se dégager du pôle qui le liait, il partit à l’épouvante. Ce fut un fouillis épouvantable. La grande faux se détacha. La faucheuse fit des tonneaux. Isidore fut projeté hors de son siège. La faux s’abattit sur une de ses jambes. Il se releva pour voir un cheval couché par terre et l’autre au fond du champ. Il avait une jambe cassée. De peine et de misère, il revint à la maison. Il raconta l’aventure à sa femme qui lui dit : - Si tu avais entretenu tes attelages, cela ne serait pas arrivé.

 

Son voisin vint récupérer la faucheuse et les chevaux. Il attela le cheval qui était en bon état au boghei et conduisit Isidore chez le médecin du village. Subitement, la vie venait de changer pour ce piètre cultivateur. Il ne serait plus en mesure d’effectuer les travaux de la terre. En lui-même, il remerciait le ciel de l’avoir protégé d’une situation qui aurait pu être plus dramatique. En même temps, quoiqu’il fût un peu honteux de ce qu’il pensait, il était heureux d’avoir ce handicap qui lui permettrait désormais de dormir à sa guise.

 

Isidore qui avait alors 55 ans décida de vendre sa terre. Normalement, il aurait pu retirer autour de 4000 $. Mais son cheptel était si peu performant et sa terre était tellement épuisée qu’il attira peu d’acheteurs. Il demanda à un voisin de terminer ses récoltes en lui permettant de garder la moitié du foin et du grain ramassés. Quant à la récolte des patates, sa femme Elmina s’en chargea avec ses deux filles cadettes.

 

Son voisin Télesphore l’avait averti qu’il trouverait au plus 1800 $ pour sa terre. « Il y a un travail monstre à faire pour féconder ta terre. Tout ce qui a de la valeur, c’est ton boisé. » Isidore n’en croyait pas un mot. Le premier acheteur lui offrit 2200 $. Isidore était insulté et refusa net de vendre. Le deuxième acheteur y alla de 2000 $. Il refusa encore. Il dut passer l’hiver dans sa maison ayant engagé un jeune voisin pour faire le train. Ce fut des mois difficiles. « C’est beau de dormir, se disait-il, mais quand on a le ventre vide, c’est moins beau. » Il se souvenait qu’à l’école, l’institutrice avait expliqué la signification du proverbe : « Ventre affamé n’a point d’oreilles. ». Il pensait que c’était la faute de ce proverbe, si les acheteurs ne se montraient pas le nez. « Peut-être, se disait-il dans sa paranoïa, que j’ai eu des acheteurs et que je n’ai pas entendu leur offre. »

 

Au printemps, un acheteur se pointa. « Tu sais comme moi que ta terre est usée, que tes instruments aratoires sont en piètre état et que tes animaux ont été négligés. Je te donnerais 1300 $ pour ta terre, dépendances comprises, avec un dépôt de 300 $ et des termes de 100 $ par année pendant 10 ans. » Isidore fit une contre-offre de 1500 $. L’acheteur lui dit qu’il serait d’accord pour 1400 $. Le marché fut conclu. 

 

En attendant la pension de vieillesse qui était de 40 $ par mois à partir de 70 ans pour tous et de 65 ans pour les plus démunis, Isidore pensait s’en tirer quoique pauvrement. Il remercia sa femme d’avoir eu la prudence de mettre de côté l’héritage de ses parents.

 

L’ancien cultivateur acheta une petite maison au village qu’il promit de payer par termes. Il s’y installa avec sa femme. Ses trois filles étaient mariées et avaient quitté la paroisse. Puis, vint une nouvelle bouleversante : un de ses fils fut tué à la guerre. L’autre revint sain et sauf et demeura avec ses parents. Il trouva un boulot à un moulin à scie.

 

Isidore était heureux. Il n’avait plus à bosser si ce n’est que d’entretenir un petit jardin. Ses nouveaux voisins le regardaient travailler et comprenaient pourquoi sa terre cessa de pousser. Son travail était peu efficace. Il bourrassait sans arrêt au lieu d’y aller calmement. « Peut-être aurait-il dû apprendre à manier la plume plutôt que la bêche, se disaient-ils. »

 

Son fils qui avait survécu à la guerre se promenait dans le village avec ses anciens habits de soldat. Angèle, une jeune fille de 17 ans, le regardait passer et était attirée par son uniforme. À quelques occasions, elle simula des rencontres dans la rue. Elle découvrit avec admiration ses mains fermes et agiles. Elle se disait en elle-même un terme qu’elle avait appris dans un roman à l’eau de rose et qu’elle n’aurait jamais osé prononcer de vive voix. « Ce sont des mains érotiques. » Finalement, ses désirs se réalisèrent et ils se marièrent même si l’époux avait presque le double de son âge.

 

Le couple retraité fut peiné de voir partir leur fils qui représentait leur principal moyen de subsistance. Toutefois, ils étaient heureux pour lui. Peu après, Elmina tomba malade et décéda. Isidore, que les gens de la paroisse appelaient maintenant Kidor, venait de perdre la béquille de sa vie. Il eut beaucoup de peine. Pendant les premiers mois, en après-midi, il allait visiter sa bien-aimée au cimetière. Les paroissiens qui connaissaient ses habitudes n’en revenaient pas de le voir actif à cette période de la journée. Quand arriva l’hiver, Kidor se réfugia dans le sommeil et se levait seulement pour faire ses repas. La soirée, pour lui, c’était toujours la radio.

 

Une femme du voisinage venait le voir de temps à autre et lui apportait des petits plats. Isidore était ravi. Il se mit à revivre et, après le dîner, il s’assoyait dans sa chaise berçante et reluquait les passants pour surveiller les allées et venues de sa bien-aimée. Il était étonné qu’elle aille très souvent chez un autre retraité seul. Il ne le savait pas mais cette femme était une tombeuse d’hommes. Il essaya de lui tirer les vers du nez en demandant l’état de santé de ce rival, mais elle demeura évasive.

 

Quelques jours plus tard, elle lui apporta du sucre à la crème et une tarte aux cerises. Elle lui dit : - Tu sais, ce vieil homme que je vais voir de temps à autre, son médecin lui a appris qu’il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. C’est toi mon amour.

 

Isidore était perplexe. Il se demandait ce qu’elle manigançait. Il surveillait toujours ses allées et venues. Il la voyait passer avec un sac à la main. Maintenant, elle allait plus loin. Il fit, dans sa tête, le décompte des hommes seuls. N’en pouvant plus, un jour, il fit semblant d’aller au bureau de poste et la suivit. Il fut stupéfait de voir qu’elle allait visiter un célibataire de 45 ans qui vivait des rentes de ses parents. Il pensa que c’en était fini. Il barricada sa porte à double tour et refusa de la laisser entrer de nouveau. Il se réfugia dans le sommeil. Il n’avait plus le cœur d’entretenir son petit jardin.

 

Un après-midi, en se levant, il vit cette femme en train de sarcler dans son propre jardin. Les émotions lui montèrent à la gorge. Il sortit et lui parla. Selon les apparences, ils étaient redevenus amoureux. Les visites recommencèrent jusqu’au jour où un étranger se pointa chez la dame. C’était un homme de bonne taille au visage épanoui. Il avait été son premier amoureux quand elle travaillait comme servante dans le village voisin. Isidore comprit qu’il vivait un rêve impossible. Il se réfugia à nouveau dans le sommeil. Quelques années plus tard, il fut emporté par la mort … dans son sommeil.

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# 494               16 mai 2014

Une âme en peine

Célestin Bournier était un travailleur exceptionnel. Il avait hérité de la terre de son père qui avait pris maison au village. Au sud, sa terre était traversée par une rivière très profonde. Pour s’y rendre, avec l’aide de deux voisins, son père avait construit un pont qui, avec le poids des années, commençait à chanceler.

 

Le 10 août 1945, Célestin était heureux. C’était sa dernière journée de récolte de foin. La veille, il avait fauché son champ au-delà de la rivière. Avec Denis, son fils de 12 ans qui foulait, il ramassa ses dernières gerbes de foin. Lors du dernier voyage vers la grange, la charrette était remplie à pleine capacité. Son fils, assis sur la montagne de foin, turlutait. Quand ce fut le temps de traverser le pont, Célestin débarqua de la charrette et, comme c’était son habitude, marcha devant le cheval.

 

À un moment donné, un énorme craquement se fit entendre. Le pont s’écroula. La charrette s’engouffra dans la rivière emportant le cheval et le jeune garçon. Ce dernier criait à l’aide. Célestin, ne sachant pas nager, demeura figer comme une statue. Le garçon allait se noyer, quand un jeune homme, tout de noir vêtu, sortit d’un boisé à proximité. «Je suis prêt à sauver votre fils, lui dit-il, si vous me rendez votre âme en échange.»

 

Ne comprenant pas très bien les propos de l’inconnu, le père acquiesça. Immédiatement l’homme aux habits noirs plongea dans la rivière et agrippa le fils qu’il ramena vers la rive. Le père était ravi et ne cessait de remercier quand l’inconnu lui rappela sa promesse. – Votre âme est maintenant enfermée dans le cheval au fond de la rivière. Vous n’avez plus d’âme. Je vous remets cette image que vous devrez coller sur le mur de votre cuisine, sinon …

 

Sur ces paroles, l’inconnu disparut dans un nuage de feuilles mortes venues de nulle part. Célestin étreignit longuement son fils. Soudain, il se réveilla et, regardant attentivement l’image qui représentait une scène de l’enfer, il se dit : «J’ai donné mon âme au diable. Je suis destiné à l’enfer. Mon âme y est déjà.»

 

De vives douleurs envahirent ses bras et ses jambes. Il ressentait des brûlures à fleur de peau. Il eut la réaction de déchirer l’image en mille morceaux ; mais il se retint et la glissa sous sa camisole. Il accourut à la maison raconter cette horrible histoire à son épouse. Il ne parla pas de l’image. Son jeune fils l’interpella : - «Où avez-vous mis l’image que le Monsieur vous a donnée.» Célestin nia avoir eu une image disant à son jeune fils qu’il avait eu la berlue à cause du temps passé dans l’eau.

 

Le fils étant parti, les deux époux étudièrent la possibilité d’aller rescaper le cheval et y récupérer l’âme de Célestin. Ils conclurent rapidement que cela n’avait aucun sens. Même s’il était possible de sortir le cheval de l’eau, ils ne voyaient pas comment on pourrait lui extirper l’âme qui l’habitait. Ils pensèrent que l’inconnu avait menti sur ce point.

 

Célestin alla voir le curé qui douta de ses dires.

- Voyons Célestin. Votre histoire est invraisemblable. L’Église prêche que l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Vous prétendez que, même ayant perdu votre âme, votre esprit est encore là. Vous auriez donc trois composantes au lieu de deux. C’est la première fois que j’entends parler de cela.

- Je vous jure, Monsieur le curé que je n’ai rien inventé.

- Si cela est vrai, je dois revoir mes connaissances théologiques. Je vais consulter des personnes compétentes en la matière et je vous donne des nouvelles.

- En attendant que me conseillez-vous ?

- Quand je me préparais à la prêtrise au Grand Séminaire, jamais personne n’a parlé d’une telle situation. Je ne peux vous conseiller que de prier et de faire des chemins de croix. Essayez de frotter vos membres avec de l’eau bénite.

 

Célestin se précipita à l’église. Mathurine, une vieille fille, qui fêtait son anniversaire de naissance, priait les bras en croix pour gagner des indulgences. Elle agissait ainsi afin de séjourner moins longtemps dans le purgatoire. Elle regarda Célestin avec méfiance. «Un cultivateur dans l’église en plein après-midi d’août, c’est louche, se dit-elle.»

 

Dès son entrée dans l’église, Célestin avait ressenti une douleur encore plus vive. Il avait été incapable de faire sa génuflexion. Il s’approcha de la première station : Jésus est condamné à mort. Le mal s’accentua. À la deuxième station : Jésus est chargé de sa croix, il compatit pour la première fois aux souffrances du Seigneur envers qui il avait toujours été indifférent. À la troisième station : Jésus tombe pour la première fois, il s’écroula. Mathurine se tourna vers lui. Il était étendu par terre. Elle fit le geste d’aller le secourir, mais se retint. En son âme et conscience, elle ne pouvait pas toucher à un homme. Encore moins dans l’église.

 

Penaud et découragé, Célestin quitta l’église. Il en voulait au curé de penser, sans l’avoir dit, que son mal était imaginaire. Il décida de ne plus retourner aux offices religieux. Il prit la bouteille d’eau bénite que sa femme conservait à la maison et s’en frictionna. La douleur augmenta.

 

Quelques jours plus tard, il vit passer le médecin du village voisin qui allait accoucher une femme. Il dit à son fils Denis : «Tiens-toi près du chemin et quand le docteur reviendra, arrête-le.» Le toubib examina minutieusement ses jambes et ses bras. Il ne vit aucun signe apparent indiquant une maladie de la peau. Il lui prescrivit de l’alcool à friction. Il lui dit :

– Prenez un peu de repos.

 

Ce remède fut sans effet. Célestin se souvenait que, lors de sa marche au catéchisme, le curé avait dit que Jésus était tombé trois fois. Il se dit qu’il en était qu’au début de ses souffrances.

 

La vieille fille avait raconté dans la paroisse ce qu’elle avait vu à l’église. Comme pour corroborer ses dires, Célestin n’allait plus à la messe. Son épouse était gênée d’être seule dans le banc familial avec ses enfants et était constamment épiée par le regard des autres. Le curé, voulant bien faire, profita du prône pour dire : « Je recommande à vos prières l’âme de Célestin Bournier.» Normalement cette phrase était dite pour une personne défunte. Ce fut la commotion dans l’église. Voyant les réactions, le curé se reprit : «Je recommande à vos prières la maladie de Célestin.»

 

Pendant ce temps-là, le curé avait consulté son évêque qui lui confirma que, de mémoire d’homme, une telle situation ne s’était jamais produite.

- L’âme de votre paroissien ne peut pas être dans le corps d’un cheval et encore moins en enfer, alors que lui est bel et bien vivant, lui dit-il. Le docteur de l’Église, Saint-Thomas, a été très clair. L’homme est composé d’un corps et d’une âme. Votre paroissien est-il reconnu pour avoir des maladies imaginaires ? Est-il sain d’esprit ? Avez-vous questionné son garçon sur le déroulement des faits qu’il vous a racontés ? Avez-vous interrogé sa femme ?

- Sauf votre respect, Monseigneur, je ne suis pas un inquisiteur. Cet homme qui est un honnête paroissien a toujours eu une conduite exemplaire et est estimé par tout le monde. J’ai pensé le croire sur parole.

- Monsieur le curé, ce ne sont pas des ordres que je vous donne, mais des conseils. Veuillez être moins agressif envers votre supérieur à l’avenir.

 

Le curé sortit de l’entretien l’âme écorchée. Il ne savait plus quoi faire. Il pria le Seigneur de lui indiquer la meilleure voie à suivre. À l’école, les enfants ne cessaient d’interroger le jeune Denis. Certains lui disaient que son père était un malade imaginaire, un autre qu’il était un suppôt de Satan. Mais où ce dernier avait-il appris cette expression et en maîtrisait-il vraiment le sens ? Serait-ce la vieille fille qui avait contaminé la paroisse ?

 

L’institutrice de Denis qui était une personne d’âge mûr très appréciée lui demanda de rester après l’école. Elle prétexta lui confier une tâche de nettoyage. Au lieu de cela, elle lui demanda de lui raconter ce qui s’était passé. Elle fut étonnée d’apprendre que cela avait commencé par un sauvetage. Les rumeurs dans la paroisse n’avaient jamais été dans ce sens. Denis lui raconta l’épisode de l’image et lui jura que, même si son père l’avait rabroué à cet effet, il avait bien vu une image montrant des démons. L’institutrice fut encore plus étonnée de cette dernière confidence. Elle se souvenait d’avoir vu, dans le Grand catéchisme, des images de démons armés de fourches qui fêtaient la prise de possession d’une nouvelle âme. Elle alla chercher le catéchisme dans sa chambre à coucher et montra des images à Denis. Il pointa une image. «C’est celle-ci, dit-il.»

 

L’institutrice courut chez le curé pour l’informer des confidences de Denis. Le curé était gêné d’avoir mal fait son travail et tentait intérieurement de se disculper en invoquant son manque d’expérience. Il remercia l’institutrice. Il fit venir son bedeau qui le conduisit en voiture à cheval chez Célestin.

 

Quand le curé arriva, Denis alla se cacher dans sa chambre. Le pasteur s’informa piteusement de la santé de son paroissien et enchaîna :

- Dites-moi, Monsieur Célestin, le fameux jeune homme, qui a sauvé votre fils de la noyade, ne vous a-t-il pas donné une image et que vous a-t-il dit précisément ?

- D’où tenez-vous ces informations, Monsieur le curé ?

- C’est votre fils Denis qui s’est confié à son institutrice.

- Je vais tout vous raconter, Monsieur le curé.

 

Quand il eut terminé, le curé reprit :

- De ce que je comprends, vous n’avez pas obéi à l’homme en noir si bien que votre mal origine de là. Vous allez me donner l’image. Vous allez venir avec moi au presbytère. Je vais placer l’image dans le coffre-fort de la Fabrique et nous verrons bien si mon intuition est bonne.

 

Aussitôt que le curé eut refermé le coffre, le mal de Célestin disparut et il sentit que son âme était revenue.

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# 481               11 mai 2014

Un prêtre déchu

En ce matin ensoleillé du 4 octobre 1930, Joséphine mit au monde son troisième enfant. C’était le premier garçon de la famille. Quand ce fut le temps de choisir un prénom, la mère demanda à son mari de lui décrocher le calendrier. Sous le 4, elle put lire «Saint François d’Assise». Alors elle dit : «Il s’appellera François comme le patron de ce jour.» Vers 3 heures de l’après-midi, les cloches de l’église carillonnèrent. La paroisse venait d’accueillir un nouvel enfant.

 

La petite enfance de François se passa auprès de sa mère. Il disait souvent : «Que je suis don bien dans la maison à maman.» À l’école, François se fit remarquer par ses performances en calcul mental. On ne pouvait pas en douter. Il était doué pour les mathématiques. Dès l’âge de 12 ans, il s’investit avec bonheur aux travaux costauds de la terre. Il apprit rapidement à manier la fourche et la petite faux. Son père ne cessait de vanter ses capacités physiques.

 

Il aimait aller à la grand-messe du dimanche. Dès le retour à son banc de la communion, il s’agenouillait et remerciait Dieu pour les dons qu’il avait reçus. Il était toutefois perturbé par la présence de jeunes garçons qu’il voyait attendre leur tour pour communier. Il se passait en lui des vibrations qu’il ne pouvait ni retenir ni identifier.

 

À 13 ans, François fit son entrée au Séminaire. Comme la terre de son père était située à moins de deux kilomètres du collège, il avait été accepté comme externe. Il put ainsi continuer à développer la force de ses bras en aidant son père sur la ferme. Le plus souvent, il se rendait à l’école à pied en courant. Même s’il n’était pas pensionnaire, il s’impliqua activement dans les activités sportives du collège. À 17 ans, il est devenu le meilleur compteur de la ligue inter-collégiale de hockey.

 

Quand il dut choisir sa carrière, il hésita entre l’actuariat et le sacerdoce. Il choisit finalement la prêtrise préférant consacrer sa vie aux âmes plutôt qu’aux chiffres. Quatre ans plus tard, il était ordonné prêtre. Il fut nommé professeur au Séminaire, son alma mater. Le jeune abbé alla voir le préfet des études qui lui donna le choix entre trois matières : catéchisme, latin ou mathématiques. Cette fois-ci, il pensa plus aux chiffres qu’aux âmes. Il choisit les mathématiques. En plus de cette tâche d’enseignement à deux groupes d’élèves, il était affecté à la surveillance comme maître de salle.

 

Les prêtres demeuraient dans une résidence attenante au collège. Le Supérieur de l’époque était un homme sévère et à cheval sur les principes. Il interdisait à ses prêtres de sortir seul le soir en ville à moins de lui demander la permission. Étant confronté à cette règle, dès le début de l’année scolaire, François alla rencontrer le Supérieur. Il demanda la permission d’aller souper chez ses parents de temps à autre quand il était libre. Cela lui fut accordé.

 

Quand l’abbé François visitait ses parents, à son retour, il empruntait un sentier bordé d’arbres. Il accédait ainsi à un bocage où, dans un coin, se trouvait le cimetière des prêtres qui décédaient au Séminaire. Il en profitait pour aller se recueillir devant le monument funéraire de son premier directeur spirituel. Il lui racontait la difficulté qu’il avait à gérer ses pulsions sexuelles et lui demandait de l’aide. Il lui confiait qu’il comprenait maintenant pourquoi il était envahi par des vibrations à la messe quand il était jeune.

 

Dans un coin du bocage et le long du sentier y communiquant, quand le temps était agréable, l’abbé François remarquait que de jeunes hommes se promenaient. Au début, il ne comprenait pas ce que ceux-ci faisaient là. Peu à peu, il identifia leur motivation. Il décida alors de ne plus retourner au cimetière. Au bout d’un mois, lors d’une belle soirée, il fut happé par ses désirs et se convainquit qu’il fallait retourner voir son ancien mentor.

 

À la sortie du cimetière, François fut interpellé par un jeune homme au début de la vingtaine.

- Bonsoir, Monsieur l’abbé.

- Bonsoir, de répondre François.

- Je vous ai vu souvent ici. Cherchez-vous quelqu’un ?

- Que voulez-vous dire ? Je vais prier au cimetière pour raffermir mon cheminement spirituel.

- Vous semblez pourtant préoccupé par d’autres choses. Vos regards vous trahissent. Vous savez, Monsieur l’abbé, j’en ai vu d’autres. Il est permis de succomber aux tentations.

 

François était éberlué par les propos de cet inconnu qui semblait être à l’aise dans la manipulation. «Il faut du front, se dit-il, pour me conseiller, moi un prêtre.» En même temps, il était envahi par un désir qui gonflait à vive allure. Il était incapable de prendre la fuite, comme lui conseillait un coin de sa conscience qui avait réussi à survivre. Après une dizaine de minutes d’une conversation ponctuée de pulsions contradictoires, l’abbé François accompagna l’inconnu à sa chambre. Il eut la première relation de sa vie.

 

À son retour au collège, plus rien n’existait autour de lui. Il était atterré. Il venait de rompre sa promesse solennelle de rester chaste. Pendant la nuit, il fit un cauchemar épouvantable. Il était entouré de boules de feu. De chaque boule, surgissaient des serpents maniant en tout sens leur langue fléchée et se rapprochant de plus en plus de lui. À un moment donné, il vit venir son Supérieur, les yeux sortis de la tête, le nez rejetant une fumée âcre. Il était armé d’une longue fourche dont les dents étaient couvertes de tisons ardents. D’autres prêtres en furie se pointèrent. François se réveilla. Il pleura abondamment. Il prit la ferme résolution de ne plus recommencer.

 

Toutefois, c’était clair pour lui. Il était en état de péché mortel. Il lui fallait trouver un confesseur avant de dire sa messe le matin même. Ses idées étaient tellement embrouillées qu’il n’avait plus la capacité de décider quoi que ce soit. Il se déclara malade. Il avait tellement honte d’avoir succombé qu’il passa son temps de convalescence, agenouillé sur son prie-Dieu à demander conseil à Saint François d’Assise.

 

Au bout de trois jours, il reprit ses activités. Un samedi avant-midi, il alla pleurer sur la tombe de son ancien directeur spirituel. Il avait choisi ce moment pour éviter l’errance des jeunes hommes. Il demanda conseil ; mais il était tellement désemparé qu’il sentait un blocage en son âme maintenant couverte de suie. Chaque jour, en disant sa messe et en communiant, il faisait au moins deux autres péchés mortels. Il se souvenait que, lorsqu’il était jeune, un curé de sa paroisse avait dit : «Un péché mortel, c’est tellement grave qu’on pourrait commettre une infinité de péchés véniels sans que cela puisse égaler un péché mortel. À chaque fois que vous commettez un autre péché mortel sans être allé à la confesse, cela équivaut au centuple.» Comme professeur de mathématiques, malheureusement dans ce cas, il savait compter.

 

Pendant l’été, un congrès eucharistique eut lieu. Une journée était consacrée aux confessions. On avait aménagé sur le terrain du congrès des dizaines de confessionnaux. Des pères Rédemptoristes avaient été invités d’y prendre place dans une section bien identifiée. L’abbé François s’y rendit. Il raconta son histoire et fut soulagé d’obtenir l’absolution car il était certain d’être rabroué. Une nouvelle vie commençait pour lui.

 

Au cours de l’année suivante, il alla quelquefois au bocage en soirée ayant la ferme intention de ne plus revivre les pires moments de sa vie. Il voyait de temps à autre l’inconnu, mais celui-ci l’évitait. François comprit que c’était un prédateur d’un soir.

 

Un jour, le Supérieur offrit à l’abbé François d’aller suivre des cours d’été à l’université Laval. Il accepta d’emblée. Dès son arrivée à cet endroit, il se sentit délivrer de la pression qu’une petite ville exerçait sur lui. Un bon soir, il enleva son col romain et sa soutane. Il revêtit une tenue sportive et se dirigea vers un parc. Alors qu’il marchait dans un sentier bordé d’arbres, un jeune homme l’aborda :

- Tu cherches quelque chose ?

- Non, je me promène.

- Tu sais ce que les hommes viennent faire ici.

- Peut-être.

- Ça te tente ?

- Ouais.

- Viens avec moi.

 

Ils rejoignirent un coin obscur et s’arrêtèrent. À peine était-il sur place que l’inconnu sortit un badge et dit :

- Vous êtes en état d’arrestation pour grossière indécence.

- Mais je n’ai rien fait.

- Suivez-moi au poste de police.

 

Ayant été mis au fait du dossier, le procureur de la Couronne communiqua avec l’évêque du diocèse du jeune prêtre. Craignant que la réputation de son clergé soit entachée, l’évêque pria le procureur, qui était d’ailleurs son confrère de classe, de ne pas porter d’accusations. En même temps, il l’assurait qu’il prendrait des sanctions contre le contrevenant. Le procureur accepta. Quelques jours plus tard, l’abbé François reçut une lettre de l’évêque dans laquelle ce dernier lui disait qu’il ne faisait plus partie de son diocèse. Il ajoutait : «N’essayez pas d’être incardiné dans un autre diocèse. Je vais m’y opposer fermement.» François était atteint au plus profond de lui-même. Son rêve venait d’être anéanti.

 

L’ex-abbé déchira sa soutane en mille pièces et découpa son col romain. La vie devait continuer. Il s’inscrivit au baccalauréat en mathématiques. Dès la première session, il fit connaissance avec un autre étudiant pour qui il semblait avoir des atomes crochus. L’amour se développa. Ils décidèrent de faire un bout de chemin ensemble.

 

François fut engagé comme professeur de mathématiques à l’université tandis que son ami obtint un poste dans une école secondaire. L’ex-abbé acheta une maison à Sainte-Foy. De son côté, son ami acheta un chalet au Lac-Beauport qui devint sa résidence officielle. Ils menèrent une vie discrète ne se montrant que très rarement ensemble en public. Toutefois, ils eurent le bonheur de parler mathématiques tant qu’ils le voulaient.

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# 464               1 mai 2014

Une double vie

À 23 ans, Siméon avait reçu la ferme familiale en héritage. Depuis ce temps, ses parents vivaient paisiblement au village. Pour gagner quelques sous, son père s’était improvisé cordonnier. Il confectionnait des chaussures en cuir et réparait l’attelage des chevaux pour les cultivateurs qui n’avaient pas les outils pour le faire.

 

Siméon était un personnage progressiste et plein d’entrain. Dès qu’il eut pris possession de la ferme, il s’affaira à moderniser les équipements. Il prenait conseil d’un de ses amis d’enfance devenu agronome du comté. Il mit de côté la petite faux et s’acheta une faucheuse tirée par deux chevaux. Il cadastra sa terre et, en suivant les conseils de l’agronome, il détermina à l’avance les lopins de terre où la rotation des semences d’orge, d’avoine ou de blé s’effectuerait. Il construisit une porcherie qui pouvait accueillir bon an mal an une vingtaine de cochons. Il fut d’ailleurs le premier de la paroisse à acquérir une automobile.

 

Une controverse s’étant élevée dans la paroisse à propos de l’érection d’une salle municipale, le maire qui était un fervent opposant à ce projet démissionna. Une délégation d’une dizaine de personnes se pointa chez Siméon pour qu’il se présente comme maire. Après quelques jours de réflexion, notre homme consentit et il fut élu avec une écrasante majorité.

 

À 35 ans, Siméon était devenu un cultivateur prospère. Son poste de maire avait augmenté son prestige d’autant plus qu’il était très habile à obtenir des compromis et à dénouer les conflits. On le consultait pour tout et pour rien. Bien plus, on l’imitait, croyant ainsi atteindre le même niveau de prospérité que lui. Même le curé ne pouvait s’empêcher de le consulter quand il voulait réaliser de nouveaux projets pour la paroisse.

 

Siméon n’avait pas eu une enfance facile. Il était l’aîné de la famille et, en conséquence, avait dû contribuer très jeune aux travaux de la ferme. Souvent son père lui avait demandé des tâches qu’il n’avait pas la capacité d’accomplir ou encore ne lui expliquait pas comment il devait s’y prendre. Aussi, en guise d’appréciation, il recevait plus souvent qu’autrement des taloches de la part de son père. Heureusement, avec le temps, les relations père-fils s’améliorèrent. Mais Siméon avait appris à la dure école comment transformer ses douleurs en réussites.

 

À 24 ans, Siméon avait épousé Delphine, une fille qui avait dû refuser la main de plusieurs cavaliers. Ils avaient maintenant cinq enfants de six mois à neuf ans. Le couple vivait une vie fructueuse et remplie de bonheur. Les enfants étaient habillés avec sobriété mais faisaient l’envie des autres jeunes avec leur vêtement de ville sans pièce de rafistolage.

 

Un jour, Siméon alla acheter de la moulée pour les vaches à la meunerie du village. Dans la rue principale, son automobile souleva un immense nuage de poussière. Au même moment, il rencontra une voiture tirée par un cheval. L’équidé partit à l’épouvante et entra violemment en collision avec la mère de Siméon qui allait rendre visite à une de ses cousines. La femme décéda sur le coup. Siméon était catastrophé. Il se sentait coupable. Pire, des gens de la paroisse vociféraient contre l’intrusion de l’automobile dans le village. Par contre, d’autres disaient qu’il faudrait au moins de l’asphalte comme dans les grandes villes.

 

Lors des veillées au corps de sa mère, Siméon fut plutôt taciturne. Ses frères et ses sœurs ne l’aidaient pas en étant discrets sur l’événement. Son épouse était atterrée et ressentait une profonde douleur d’avoir perdu une belle-mère qui était sa confidente. Heureusement, Siméon put atténuer son malaise en jasant longuement avec une petite cousine, Madeleine, qui avait alors 17 ans. Il remarqua sa taille élancée, ses doigts de fée et son visage épanoui comme un cœur. Il eut le coup de foudre, mais il ne manifesta aucun sentiment.

 

Les funérailles de la mère du premier magistrat attirèrent beaucoup de monde. Même l’agronome de comté accompagné de cultivateurs de la région était au rendez-vous. Siméon et son épouse étaient quelque peu rassérénés ; mais cela ne pouvait pas effacer les sentiments troubles que chacun éprouvait. Le mari de la défunte était dévasté. Toutefois, il ne fit aucun reproche à son fils.

 

L’année qui suivit fut pénible pour le couple. La santé de Delphine déclina lentement. Siméon songea à engager une servante. Il pensa tout de suite à sa petite cousine Madeleine. Il alla voir le père de celle-ci pour en faire la demande. Le cousin accepta et Delphine vint cohabiter avec le couple. Il était entendu qu’en plus d’aider dans la maison, elle devait participer à la traite des vaches et à de menus travaux occasionnels comme racler au petit râteau.

 

Siméon acheta la cordonnerie de son père. Il confia la gérance à un de ses jeunes frères qui fit rapidement prospérer l’entreprise. Les affaires allaient bien. Son épouse, avec l’aide de Madeleine, reprenait peu à peu la santé. Les enfants réussissaient à l’école. Ses projets comme maire recevaient de plus en plus l’appui des citoyens.

 

Un bon matin, l’aînée de la famille qui avait alors 11 ans confia à sa mère que, pendant la nuit, elle avait entendu des bruits suspects dans la chambre de Madeleine. La mère montra un visage étonné et fit semblant de ne pas comprendre la portée de la confidence de sa fille. Quelques mois plus tard, la jeune Madeleine annonça aux enfants qu'elle allait demeurer temporairement au logis de l’agronome de comté, prétextant qu’elle voulait être instruite de cette science. À cause de son départ, la vie de la famille fut un peu perturbée.

 

Sept mois plus tard, un garçon naquit. Il fut donné en adoption. Madeleine aurait voulu le garder, mais Siméon s’y opposa. Quand la servante revint chez son patron, elle se targuait d’être désormais capable de le conseiller dans le développement de ses cultures.

 

Delphine feignait de croire les propos de sa servante. En réalité, elle savait tout ; mais elle avait accepté cet état sous la pression de son mari. Voulant le ramener à elle, elle faisait tout en son possible pour devenir enceinte : ce qui se réalisa enfin.

 

Malgré cela, le manège continuait et Madeleine fut de nouveau enceinte. Elle le réalisa quand des transformations physiques commencèrent à apparaître. Des femmes du voisinage avaient remarqué cela. Elles commencèrent à douter des prétendus apprentissages de la jeune fille. Elles crurent avoir la confirmation de leurs soupçons quand Madeleine se réfugia à nouveau chez l’agronome. Mais, elles restèrent plutôt muettes connaissant la notoriété de Siméon dans la paroisse.

 

Cette fois-ci, Siméon voulait suivre l’évolution de la grossesse de sa concubine. Il allait souvent visiter l’agronome. Sa femme, un peu à regret, acceptait de l’accompagner. Siméon en profitait pour permettre aux deux femmes de visiter un médecin. Celui-ci leur annonça que les accouchements étaient prévus pour à peu près la même période. Siméon était heureux et il voulait garder le bébé de Madeleine. Il songea alors à différents scénarios où sa femme accoucherait avant ou après sa cousine.

 

Siméon alla voir le curé et lui annonça qu’il serait fort heureux de faire élever un monument du Sacré-Cœur devant l’église. Il se chargeait de tous les frais, indiquant faussement que des amis participeraient financièrement à ce projet. Le curé accepta et loua sa générosité.

Trois mois plus tard, l’évêque du diocèse qui était un fils de la paroisse vint bénir le monument. Il en profita pour louanger l’implication de laïcs, comme Siméon, dans les affaires religieuses. Toute la paroisse était fière de son premier magistrat. Après la cérémonie, le curé invita Siméon à venir souper au presbytère avec l’évêque. Son épouse qui était présente lors de la cérémonie déclina l’offre, vu l’état avancé de sa grossesse.

 

Quelques jours plus tard, la cousine Madeleine accoucha d’un autre garçon. Ayant été informé de ce fait, Siméon réussit à convaincre sa femme de l’accompagner chez l’agronome pour venir terminer sa propre grossesse, prétextant qu’elle serait plus proche d’un médecin. Delphine accoucha trois jours plus tard, elle aussi d’un garçon. Siméon, accompagné de son épouse et de sa servante, ramena les deux nouveau-nés à la maison. Il alla reconduire Madeleine chez ses parents. Puis, il alla annoncer au curé qu’il voulait faire baptiser ses jumeaux. Le prêtre fut un peu surpris parce qu’il n’avait jamais entendu dire que Siméon attendait une double naissance.

 

Le baptême eut lieu en l’absence des deux femmes. Siméon, comme père des deux enfants, signa le registre paroissial qui indiquait que Delphine était leur mère.

 

Jusque-là, Madeleine n’avait pas dit mot. Une fois de plus, elle était exclue de la maternité. Cette fois-ci, cependant, la frustration était plus grande parce qu’elle avait l’impression qu’on lui volait son bébé.

 

Elle n’osa pas parler à ses parents de sa frustration de peur d’être rejetée comme étant une fille de petite vertu. Elle alla voir le curé à qui elle raconta tout. Ce dernier était estomaqué, étant donné la réputation exemplaire de Siméon. Il raconta à la fille qu’en tant que dépositaire des registres il n’avait pas à faire d’enquêtes pour prouver la paternité ou la maternité. – «Mon rôle, dit-il, est de recevoir les dépositions des personnes et d’agir en conséquence. Par malheur, votre patronne n’était pas là pour donner son point de vue. Même si elle avait affirmé ne pas être la mère d’un de ces enfants, sa déclaration aurait été inutile parce que selon les règles de notre mère la sainte Église, la femme doit obéissance à son mari et ne peut pas le contredire. Il n’y a rien à faire de votre côté pour rétablir légalement les faits.»

 

Madeleine était à la fois contrariée et déçue. Elle avait été répudiée par un homme qu’elle avait aimé. La première fois, à contre cœur, elle avait accepté de donner son enfant en adoption. Mais là, elle devait se résigner à voir grandir dans la paroisse un enfant qui était le sien. Elle se reprochait sa trop grande naïveté.

 

Elle ne voyait qu’une solution à son malheur : quitter le monde. Le curé l’aida dans son projet. Elle fut acceptée chez les Trappistines, une communauté religieuse cloîtrée qui était vouée à la contemplation.

 

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# 450               26 avril 2014

Un curé audacieux

Antonio Lebouvier était le neuvième et dernier enfant d’une famille modeste. Son père était un cultivateur peu prospère. Il avait peu d’ambition et ne savait pas comment s’y prendre pour faire produire davantage sa terre. Au contraire, sa mère était énergique et ambitieuse. Au début de leur mariage, elle aidait son mari aux travaux de la ferme. Mais, avec le temps, elle se consacra aux tâches de la maison. En été, quand il y avait un cheval de disponible, elle l’attelait et faisait le tour des rangs pour vendre des abonnements au Messager de Saint-Joseph, un magazine religieux dédié au patron des travailleurs. Un jour, une femme aux habits misérables lui indiqua qu’elle aimerait bien recevoir le magazine mais qu’elle n’en avait pas les moyens pécuniaires. La propagandiste lui promit de payer son abonnement.

 

À l’âge de 13 ans, Antonio entra au Séminaire diocésain. Il se fit remarquer par sa piété et sa façon originale de voir la vie. En Rhétorique, son professeur de français et de diction, le Père Gustave, demanda à ses élèves de produire une dissertation. – Vous avez le choix, leur dit-il. Soit que le titre est «Pourquoi je veux devenir prêtre ?» ou «Pourquoi je ne veux pas devenir prêtre ?»

 

Antonio s’attela à la tâche avec beaucoup d’enthousiasme et de cœur. Emporté par son émotivité, il se permit de critiquer les prêtres contemporains tout en indiquant qu’il voulait devenir l’un des leurs. Il affirma qu’ils étaient trop bourgeois et peu enclins à la spiritualité. Il indiqua que sa priorité à lui serait d’accompagner les âmes au lieu de les sauver à tout prix comme certains curés disaient le faire. Il voulait être au service et espérait ne pas se considérer dans une classe supérieure. Pour illustrer ses propos, il citait un ancien professeur de géographie qui avait plaidé lors d’un cours qu’il avait le droit de chasser le gibier en tout temps parce qu’il était prêtre.

 

Le Père Gustave fut offensé par les jugements de son élève. Il lui donna 10 sur 30, soit la note la plus basse qu’il n’avait jamais donnée. Il lui fit remarquer que ses propos avaient été trop sévères et qu’ils ne correspondaient pas à la réalité. Lors d’un repas au réfectoire communautaire, il raconta ces faits à un confrère. Le Supérieur de l’établissement entendit la conversation et demanda au Père Gustave plus de précisions.

 

Le Supérieur alla voir le directeur des élèves pour discuter du cas du jeune Antonio. Le directeur lui fit remarquer que la conduite de cet élève de même que sa piété étaient irréprochables. Il ne voyait pas comment il pourrait justifier une mise à la porte. «Toutefois, ajouta-t-il, je vais le réprimander et confisquer sa dissertation.»

 

Par la suite, Antonio montra un profil bas évitant de donner ses opinions de peur d’être exclu du collège. À sa dernière année, il annonça qu’il avait choisi la prêtrise. Le Supérieur montra la copie de la fameuse dissertation au directeur du Grand Séminaire. Il fut convenu qu’aucune objection ne serait retenue contre Antonio mais qu’il serait étroitement surveillé lors de ses études théologiques.

 

À l’âge de 25 ans, Antonio fut ordonné prêtre dans la chapelle du collège devant sa famille qui était fière de leur cadet. Dès le lendemain, il reçut une nomination comme deuxième vicaire de la Cathédrale. Cette paroisse qui abritait l’évêché avait un curé, mais en réalité c’était la paroisse de l’évêque. Le curé était donc sous les ordres directs du premier pasteur.

 

Les deux ans de vicariat d’Antonio se passèrent sans anicroche. Une fois seulement, il avait trébuché. Lors d’une réunion des dames de Sainte-Anne, à une question d’une assistante qui s’informait au sujet de la régulation des naissances, il avait répondu qu’il fallait d’abord questionner sa conscience. Le curé, étant informé, lui indiqua que, ce disant, il allait à l’encontre de la doctrine de l’Église.

 

Puis, Antonio fut nommé vicaire dans une paroisse où le curé était plutôt dépressif. Ce dernier était autoritaire et n’acceptait pas les discussions. Il suivait à la lettre les ordonnances de l’évêque sans évaluer les retombées sur ses paroissiens. Antonio fut donc contraint de se plier aux exigences de ce curé qui lui confiait les tâches les plus ingrates selon ses désirs immédiats et pas toujours réfléchis. Il aurait voulu demander d’être assigné à une autre paroisse. Mais, il se rendait compte que sa dissertation de Rhétorique le suivait partout. D’ailleurs, le curé l’avait interrogé à ce sujet.

 

Après trois années passées avec ce personnage peu sympathique, Antonio reçut une nouvelle étonnante. Il était promu curé de Sainte-Clairina. Il demanda à sa mère qui était veuve si elle voulait emménager avec lui et devenir sa servante. Celle-ci accepta avec grand plaisir.

 

Durant les six premiers mois, l’abbé Antonio se contenta d’analyser la situation. Il allait voir les gens, les recevait à son bureau : tout pour les connaître le mieux possible. Outre cela, au plan de la liturgie, il continua assez fidèlement la routine du curé qui l’avait précédé. Lors de la grand’messe du dimanche, l’église était pleine. Là où Antonio était manifestement déçu, c’était la présence aux vêpres. Peu de gens se déplaçaient pour cette cérémonie.

 

Un jour, un cultivateur peu ambitieux avait signalé au curé Antonio comment il était difficile de trouver de la main d’œuvre. Le curé lui dit : «Je vais aller t’aider cet été.» C’est ainsi qu’Antonio commença à aller aider les fermiers pendant la belle saison. L’avant-midi, il accomplissait ses tâches cléricales, recevait les gens à son bureau et lisait son bréviaire. L’après-midi, quand le temps s’y prêtait, il retroussait sa soutane et participait aux corvées de ramassage du foin, un jour chez un, un jour chez l’autre. Avec le temps, il devint plus familier avec les hommes qui d’habitude ne se confiaient pas aux prêtres. Il alla même, quand la confiance régnait, à enlever carrément sa soutane : ce qui était inusité à l’époque car même les grands séminaristes, futurs prêtres, gardaient leur robe pour jouer au hockey. Parfois, il soupait chez le fermier qu’il avait secouru, au détriment toutefois de sa mère qui l’attendait.

 

Cette proximité auprès des hommes de la campagne ne plaisait pas à Anthime Renard, l’un des plus gros cultivateurs de la paroisse. Il était d’ailleurs le seul à posséder une automobile. Quant à lui, il n’avait pas besoin de l’aide du curé car sa lignée de gars suffisait pour l’exécution des travaux des champs. En plus, Anthime était un homme sévère. On disait de lui qu’il avait des principes. Il ne voyait pas la pertinence d’un homme de Dieu, la fourche à la main.

 

En même temps que le pasteur Antonio s’engagea à travailler sur les fermes, il fit le projet de dépoussiérer les vêpres. Il consulta quelques paroissiens qui approuvèrent son projet. Le curé avait remarqué que chaque rang avait au moins une croix de chemin, une dizaine en tout dans la paroisse. Il décida qu’au lieu d’avoir des Vêpres, le dimanche après-midi il inviterait les gens à se rencontrer devant une de ces croix pour réfléchir et prier. À cet effet, il conçut une liturgie teintée de la participation de ses fidèles. Les uns lisaient des passages du Nouveau Testament ; d’autres chantaient des prières. Le curé en profitait pour faire un court exposé. On appelait cette cérémonie «les vêpres d’Antonio». D’ailleurs, la proximité avait laissé tomber bien des barrières, car les hommes, rarement les femmes, l’appelaient tout simplement Antonio.

 

Constatant qu’il n’y avait pas de croix au village, Antonio eut l’idée de construire un modeste sanctuaire qui abriterait la source d’eau soufrée sur le terrain voisin de la Fabrique. Certains paroissiens se cotisèrent pour agrémenter l’espace d’une statue de la Vierge. Le bonhomme Renard fulminait en soutenant que tout cet argent aurait dû être versé à la Fabrique. Par ailleurs, certains prétendaient que l’eau de la source guérissait les malades.

 

Pour donner un aspect nouveau à la messe, le curé décida d’inviter dans le chœur un paroissien à lire l’épitre du jour en français, quand la cérémonie était terminée. Après l’Ite missa est (la messe est dite), le curé s’assoyait dans le chœur et écoutait le texte choisi. Au début, ce sont des hommes qui accomplissaient cette tâche. Après un certain temps, il invita une religieuse qui enseignait au couvent. Les gens connaissaient cette enseignante par le biais de leurs enfants, mais ne l’avaient jamais entendu parler publiquement. Le dimanche suivant, ce fut au tour de la femme du premier marguillier, un cultivateur assez prospère.

 

Le bonhomme Renard n’apprécia pas du tout la présence d’une femme dans le chœur. – «Passe encore que ce soit une religieuse, disait-il, parce qu’elle n’est pas une vraie femme ; mais permettre à une mère de famille d’entrer dans le chœur, c’est un vrai scandale.» Il ne le disait pas mais le premier marguillier était jugé antipathique par son clan. Il alla voir l’évêque du diocèse. Il raconta les accrocs à la liturgie que le curé se permettait en insistant sur la présence d’une femme dans le chœur. Il gonfla les miracles de la source d’eau et déplora l’absence de vêpres pendant la belle saison. L’évêque ne savait pas trop s’il devait le croire parce que, jusqu’à ce jour, rien ne lui avait été soumis concernant l’implication pastorale de ce curé. Il promit de faire enquête.

 

Deux mois plus tard, le curé Antonio reçut une nouvelle nomination : procureur à l’archevêché. Il était ébranlé. Sa mère n’y comprenait rien. L’évêque l’inscrivit à l’université Laval pour des cours d’administration pendant l’été et, en septembre, Antonio se retrouva chargé des finances du diocèse et des paroisses. Il n’avait jamais pensé qu’il écoperait d’une tâche loin des gens du peuple. Mais il dut s’y faire. Son seul moment de bonheur, c’était quand il disait sa messe le matin. Il martelait chaque syllabe d’un texte en latin qu’il comprenait et en savourait le sens. Le servant de messe qui recevait deux sous pour son service se plaignait à ses camarades en disant qu’on devrait lui donner au moins trois sous à cause de la longueur de la messe.

 

Quatre ans passèrent. Antonio contracta la grippe espagnole et il en mourut. Son corps fut inhumé le jour même dans le cimetière des prêtres du diocèse situé près de l’archevêché. Ses funérailles eurent lieu un mois plus tard.

 

Ses anciens paroissiens de Sainte-Clairina réclamèrent qu’un deuxième service religieux soit chanté dans leur paroisse. L’évêque s’y présenta dans sa tenue flamboyante habituelle et prononça l’éloge funèbre. À part le bonhomme Renard et son clan, tous furent déçus de la désinvolture avec laquelle l’évêque en profita pour magnifier le passage de ce curé dans la paroisse.

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# 431               19 avril 2014

Les œufs phoriques

Ambroise Baudon et Vivienne Migneron se marièrent au début des années 1940. Ils s’établirent sur une terre. N’ayant pas d’enfant, ils adoptèrent à la naissance un garçon qu’ils ont appelé Augustin. Ce dernier avait un don particulier, celui de la clairvoyance. Une fois, il a raconté à sa mère comment son père adoptif s’était pris pour rassembler les taurailles à l’automne. Sa mère a écouté son récit avec attention et finalement lui a dit : «C’est impossible que tu saches cela, tu n’étais pas encore né.» Le jeune garçon de 10 ans répondit : «Je le sais parce que j’étais là.»

 

Chaque jour, Augustin avait la tâche de soigner la vingtaine de poules et de recueillir les œufs. Un jour, en revenant du poulailler, il dit à sa mère : «Il y a une présence parmi les poules. Je ne sais pas exactement ce que c’est ; mais je pressens que les œufs sont contaminés par des esprits.» Le père, ayant entendu ses propos, dit à Vivienne : «Fais-moi une omelette. On va voir qu’encore une fois Augustin fabule.»

 

Après le souper, Ambroise s’endormit dans sa chaise berçante. Au bout d’une dizaine de minutes, il se réveilla en sursaut. Il n’était plus le même homme. Il se mit à raconter des histoires à Augustin, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Des mots rarement utilisés sortaient de sa bouche légèrement pâteuse. À un moment donné, il se tourna vers sa femme. «Si la brunante n’était pas à nos portes, dit-il, j’irais bûcher. Je me sens dans une forme comme si j’avais 16 ans.»

 

Vivienne qui était une femme plutôt timide se mit à avoir peur. Augustin avait raison. Les œufs avaient  produit des effets inattendus sur son mari. «Heureusement, se disait-elle, que moi et mon fils n’avons pas voulu manger de l’omelette.» 

 

Le problème pour Vivienne c’est qu’elle vendait la plus grande partie de sa récolte d’œufs : une partie à une voisine, une autre aux membres d’un club de chasse et de pêche et une troisième à de la parenté au village. «Si les œufs sont contaminés, se dit-elle, je ne peux pas en mon âme et conscience les vendre.» Elle écoula d’abord sa réserve d’œufs placés dans une armoire le long de l’escalier de la cave. Quand la voisine se pointa pour acheter des œufs, Vivienne lui confia le grand secret. Celle-ci désappointée refusa d’en acheter et retourna chez elle. Elle en parla à son mari qui lui dit : «Va voir Vivienne et achète six œufs. J’aimerais voir les effets que cela produit.»

 

Le mari eut une phase d’hallucination et de bien-être. C’était comme  une vraie drogue. La rumeur se propagea dans la paroisse. «Les œufs d’Ambroise Baudon étaient drogués.» Le voisin continua d’en acheter, mais Vivienne refusait d’en vendre à d’autres personnes prétextant que les poules étaient en chômage temporaire.

 

Un samedi matin, le bedeau se présenta chez les Baudon. Il disait vouloir acheter une douzaine d’œufs. «Il m’a fait promettre de ne pas en parler, dit-il, mais les œufs sont pour le curé. Ne le dites pas à personne.» Vivienne refusa de vendre ; mais après insistance de la part du bedeau, elle acquiesça en soutenant qu’elle ne se rendait pas responsable de ce qui pourrait arriver. En partant, il dit : «Monsieur le curé veut goûter à ces œufs phoriques.» C’est la première fois que Vivienne entendait ce dernier mot.

 

Le curé Mainville était aimé et admiré dans sa paroisse. Il avait un léger défaut de langage. Quand il avait demandé à son bedeau d’aller chez les Baudon, il avait dit : «Va acheter ces œufs euphoriques ; je veux y goûter.» Il avait alors escamoté la syllabe « eu » si bien que le bedeau avait compris «œufs phoriques». Cette dernière expression fut retenue.

 

Le curé s’adonnait avec jouissance aux plaisirs de la table et prenait de temps à autre un p’tit coup, mais il ne s’était jamais déplacé auparavant. Ce soir-là, il avala gloutonnement l’équivalent de quatre œufs transformés en omelette par la servante. Le dimanche matin, il ne se présenta pas à l’église pour la basse-messe. La servante vint avertir que celui-ci était légèrement indisposé ; mais qu’il serait là pour la grand-messe. À l’heure dite, le curé entra dans le chœur escorté de deux jeunes en soutane rouge. Il commença sa messe. Ses gestes étaient plus lents que d’habitude. Toutefois, il n’escamotait aucune syllabe et parlait avec plus de force.

 

Après l’Évangile le curé monta en chaire. Il fit son prône. Ensuite, il leva les bras en l’air et dit d’une voix forte :

- Dominus illuminatio mea et salus mea. Quem timebo ? Le Seigneur est ma lumière et mon salut. Qui craindrai-je ? Mes biens chers frères. J’ai eu un songe extraordinaire, cette nuit. Le Seigneur m’est apparu. Il m’a dit : «Je t’ai envoyé sur terre pour que tu me ramènes les brebis perdues. Tu es mon messager le plus fidèle et le plus puissant. Ne doute pas de tes pouvoirs ; ils sont immenses. Désormais, tu n’as plus qu’à lever le petit doigt et tu auras tous les plaisirs de la terre à tes pieds parce que tu auras su vaincre tes ennemis.» Puis, par une faveur particulière, il m’a nommé les paroissiens qui séjourneront en enfer pour l’éternité. D’autres que je ne nommerai pas visiteront le purgatoire pour des périodes plus ou moins longues parce qu’ils ont gagné des indulgences sur terre. Quant à moi, je serai à la droite du Seigneur pour accueillir dans le ciel ceux qui l’auront mérité.

 

Les Baudon et leur fils, assis dans la dernière rangée de la nef, écoutaient avec attention ces paroles et se regardaient à la dérobée. Des paroissiens se tournaient vers eux pour épier leurs réactions. Le marguillier en chef se leva et dit :

- Monsieur le curé, il vaudrait mieux pour vous d’arrêter ce sermon. Vous n’êtes pas en état de prêcher. Il ne faut pas que cela finisse en scandale.

 

Le curé surpris de cette intervention devint tout rouge et sembla reprendre ses esprits. Sans dire un mot, il descendit de la chaire et continua la messe. Il régnait dans l’église une atmosphère inquiétante. Pour plusieurs, c’était la première fois que la messe était aussi longue. Pourtant le curé, par mégarde, passa des paragraphes qu’il aurait dû dire. Il oublia même d’élever le ciboire à la consécration.

 

Après la messe, le marguillier en chef alla s’excuser auprès du curé pour son intervention. En bon joueur, le curé lui dit qu’il avait bien fait. – Tu as été ma lumière et mon salut, lui dit-il.

 

Les paroissiens étaient gênés par les propos de leur curé. Mais ils souhaitaient que cet incident ne l’oblige pas à quitter la paroisse. Aussi, ils convinrent de mettre le tout sous le boisseau. En revanche, ils parlaient abondamment des œufs phoriques du père Baudon. Les femmes étaient consternées ; les hommes qui étaient souvent en manque d’alcool voyaient une façon de se changer les idées en consommant ces œufs phoriques. Une dame du village décida de lancer un mouvement anti-phorique un peu à la façon du Cercle Lacordaire qui préconisait l’abstinence totale d’alcool. Une bonne partie des femmes adhérèrent au mouvement. Il leur fallait un aumônier. Le curé accepta, voulant ainsi se disculper du scandale qu’il avait provoqué.

 

Entre temps, un gros cultivateur de la paroisse alla rencontrer le père Baudon. Il lui offrit 200 dollars pour l’achat de sa vingtaine de poules. Madame Baudon intervint : «C’est un gros montant qui servira à payer deux termes de terre. En plus, on va être libéré de ce fardeau.» Toutefois, son mari ne voyait pas les choses de la même façon. Il se disait qu’il pourrait gagner encore plus en vendant lui-même les œufs. Il refusa l’offre.

 

Dans les jours qui suivirent, la demande d’œufs ne cessa de croître. Habitués à vendre ses œufs à la douzaine pour un coût de 25 sous, les Baudon commencèrent par augmenter leur prix. Ils étaient rendus à deux dollars la douzaine. Toutefois, devant la forte demande, ils ne purent suffirent si bien qu’ils en arrivèrent à vendre leurs œufs à un maximum de trois à la fois. Cinquante sous pour un œuf, le père Baudon se voyait déjà riche. Le manège dura des mois jusqu’à ce qu’un enquêteur du Gouvernement se montre le nez. Des plaintes avaient été formulées à l’effet que les Baudon refusaient de vendre leurs œufs à certaines personnes. L’inspecteur du Gouvernement ne trouva rien d’anormal et rejeta les plaintes.

 

Un bon matin, le jeune Augustin remarqua que deux poules avaient disparu pendant la nuit. Il en fit part à son père qui s’empressa d’installer un cadenas sur la porte du poulailler. Madame Baudon devint de plus en plus anxieuse. «C’est bien beau s’enrichir, se disait-elle, mais on est en train de diviser la paroisse et peut-être de diriger des âmes vers l’enfer.» Elle alla voir le curé pour lui communiquer ses inquiétudes. Celui-ci qui n’avait pas consommé d’œufs depuis son fameux sermon ne savait trop quoi lui conseiller. Il craignait lui aussi la division de la paroisse et la perte des âmes. «Tout ce que je peux vous suggérer, dit-il, c’est de tuer ces poules et de les donner aux renards.» Son mari ne voulut rien savoir de la suggestion.

 

Après mûre réflexion, elle en parla à son fils Augustin et lui demanda de dissiper les esprits qui s’étaient introduits dans le poulailler. Celui-ci doutait qu’il puisse accomplir cette tâche. «En tout cas, parle aux poules, peut-être qu’elles-mêmes pourront chasser les intrus, de dire la mère.» Augustin suivit son conseil. Rien ne changea ; les œufs étaient toujours aussi phoriques. Il pensa priver les poules de nourriture. Il en parla à sa mère qui refusa parce qu’elle jugeait ces actions comme étant de la cruauté.

 

Le jeune Augustin eut une idée : Ne pas fermer la nuit la trappe qui permettait aux poules d’aller dehors.  «Ainsi, se dit-il, les renards pourront venir chercher les poules pendant la nuit.» La mère acquiesça à ce stratagème. Mais il était important que le père ne soit pas mis au courant.

 

Septembre arriva. La production d’œufs déclinait de jour en jour. Quand le père réalisa la situation, il se rendit au poulailler. Il ne restait que deux poules. Fou de rage, il les tua et alla les porter derrière la grange. Au bout de deux jours, les corps avaient disparu. Le père Baudon n’a jamais voulu dévoiler le montant substantiel dû à la vente de ces œufs phoriques.

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# 410               11 avril 2014

Rumeurs destructrices

J’avais une douzaine d’années. Nous étions en train de souper. Ma mère avait préparé une omelette assortie de grillades de lard. Pendant que nous dégustions cet excellent mets, celle-ci nous a dit :

– Mes enfants, Monsieur Cyrille viendra veiller ce soir. J’aimerais ça que vous lui demandiez de nous raconter l’histoire de son frère Régis.

– Pourquoi maman, reprit ma sœur Carmelle ?

– Parce que cette histoire m’a toujours intriguée. Je ne sais pas ce qui est vrai.

Monsieur Cyrille se présenta. Nous étions tous nerveux. Chacun de son côté se demandait comment faire cette demande. Comme ma mère parlait avec Monsieur Cyrille, elle se tourna vers Carmelle qui se tordait sur sa chaise et lui dit :

– Que se passe-t-il Carmelle ?

Du tac au tac, elle répondit :

 – Je voudrais demander à Monsieur Cyrille de nous raconter l’histoire de son frère Régis ; mais je suis trop gênée.

– Il y a longtemps qu’on m’a demandé cela, de riposter le sexagénaire ; mais je suis prêt à vous dire toute la vérité. Je sais que des cancans ont circulé dans la paroisse. Il y a tellement de faussetés.

Monsieur Cyrille prit une grande respiration et commença son histoire.

 

* * *

 

Régis est né deux ans après moi. Le premier souvenir que j’ai de lui, c’est lorsque j’avais quatre ans. Un dimanche après-midi, ma mère nous berçait, lui et moi, en chantant des cantiques. Il m’a mordu au bras. Notre bonne maman qui est maintenant décédée lui donna une tape aux fesses et le déposa par terre. Il fit une crise épouvantable.

 

À l’école, Régis apprenait très bien. Il lui arrivait de gagner des combats de calcul mental auxquels je participais. Le seul défaut qu’il avait, c’était de pincer les fesses des filles qui, parfois en riaient, parfois en pleuraient. La maîtresse sortait alors sa règle et lui en assénait des coups jusqu’à ce qu’il s’excuse. Du lot d’élèves que nous étions à l’école de rang, il semblait avoir le béguin pour Marguerite, la fille du Père Concombre. On appelait cet homme ainsi parce qu’il était le seul dans le rang à cultiver un grand champ de concombres.

 

Quand Régis était en cinquième année, un jour, il arriva à l’école avec une cigarette qu’il s’était roulé à même le tabac de mon père. La maîtresse lui interdit d’entrer en lui disant : «Tu choisis l’école ou la cigarette.» Il ne voulut plus retourner à l’école. En passant, moi j’ai persévéré et j’ai obtenu mon certificat de septième année avec mention honorable. J’étais alors l’un des plus instruits du rang.

 

Régis voulait toujours gagner. Ma mère avait reçu de sa sœur un cadran rouge. Je convoitais ce cadran et Régis aussi. Comme ma mère ne se décidait pas à le donner, il prit le cadran en cachette, l’apporta dans l’atelier de mon père, prit une masse et le fit éclater en mille morceaux. Il ramassa une dizaine de morceaux et me les donna en disant : «Tu l’as maintenant ton cadran.» Ma mère n’a pas dit un mot ; mais mon père était furieux. Il a sorti sa strap en cuir et a réchauffé les fesses de Régis. Celui-ci trouvait la punition trop forte en fonction du délit. Il en voulut alors à mon père. Un soir, il m’a lancé : «Un jour, l’père il va me le payer.»

 

Quand Régis eut 14 ans, mon père lui donna une pipe et lui dit : «À 14 ans, tu es maintenant un homme.» J’étais envieux parce que mon père, ayant eu les mêmes propos à mes 14 ans, m’avait donné un couteau de poche.

 

De temps à autre, Régis allait veiller  chez le Père Concombre. Marguerite semblait avoir d’autres prétendants, mais il ne s’en inquiétait pas parce que celle-ci à l’évidence l’avait dans son cœur. Elle admirait son aspect viril, son comportement fonceur et son air de malfrat. Mais le Père Concombre veillait au grain et n’appréciait pas du tout ce prétendant sans avenir à son dire. Un bon soir, il lui conseilla de ne plus jamais revenir.

 

Arrivé à la maison, il fit une crise mémorable. Il cassa une chaise et allait s’en prendre à la radio quand mon père se leva et le calma. Par la suite, son humeur avait changé et il était peu loquace. Il prit l’habitude d’aller à la buvette. C’est ainsi dans ce temps-là qu’on appelait la taverne.

 

Chaque samedi soir, Régis partait à pied, le plus souvent en courant, et franchissait le mille et demi qui séparait la maison de la buvette au village. Quand il passait devant les Concombre, la main dans sa poche, il pointait un doigt d’honneur. Il avait alors 16 ou 17 ans. D’un pas lent et incertain, il revenait vers minuit saoul. Avant qu’il arrive, ma mère allait se coucher pour ne pas le voir dans cet état et parce qu’elle avait peur. Mon père l’attendait en fumant sa pipe et en écoutant la radio.

 

Un dimanche matin, le Père Concombre se rendit compte que la croix de chemin qui était située sur sa terre près de la  maison avait été vandalisée. Cette croix lui tenait beaucoup à cœur car elle avait été plantée pour remercier le ciel d’avoir sauvé son plus vieux de la noyade. La croix était maculée de peinture blanche et les extrémités en forme de pentaèdre avaient été arrachées. Régis fut rapidement soupçonné. D’autant plus que l’événement s’était produit le soir de ses saouleries et qu’il passait forcément devant la croix pour revenir à la maison. Sans compter aussi la rancœur qu’il entretenait  envers la famille Concombre.

 

À la maison, Régis nia formellement être l’auteur du méfait. Mon père ne le crut pas. Il alla même en cachette voir le maire pour qu’il institue une enquête. Quand Régis eut vent de cette démarche, il en voulut au père. Par la suite, il devait continuellement se retenir pour ne pas exploser. En même temps, mon père se sentait menacer et était de plus en plus inconfortable quand il était seul avec lui.

 

Quelque mois plus tard lorsque le calme semblait s’être installé, mon père, Régis et moi, nous décidâmes d’aller chasser le chevreuil sur les terres de l’oncle Anthime au huitième rang. Arrivés au lieu de chasse, mon père nous proposa de nous séparer : «Marchez chacun trois arpents, l’un vers l’est et l’autre vers l’ouest, dit-il. Puis ensuite, dirigez-vous franc sud. Il faut éviter les accidents. On revient ici dans deux heures.»

 

À un moment, j’ai entendu une détonation de fusil. Je souhaitais que la cible eût été atteinte. À l’heure dite, j’étais revenu au point de départ. J’attendais impatiemment quand soudain Régis apparut en braillant comme un veau et en gesticulant de façon désordonnée : «J’ai tué mon père, me cria-t-il.» J’étais abasourdi. Je me suis rappelé ses paroles d’autrefois : «Un jour, l’père il va me le payer.» Alors, je me suis dit : «Il a volontairement tué notre père.»

 

Ce fut une épreuve épouvantable pour toute notre famille. La rumeur se propagea à l’effet que Régis avait fait feu sur mon père à la suite d’une dispute alimentée par le saccage de la croix du Père Concombre. Il y avait tellement de versions différentes que l’une d’elles était à l’effet que le meurtre avait été commis dans le fenil de la grange ; qu’une autre affirmait que souvent Régis avait menacé mon père de le tuer quand celui-ci le battait et même que mon père était encore plus violent que son fils.

 

Quelques jours après le service funèbre, la police débarqua chez nous. Régis fut arrêté et accusé d’avoir tué mon père avec préméditation. Il fut conduit à la prison de comté. Jusque-là, ayant toujours clamé que c’était accidentel, nous étions portés à le croire. Avec l’entrée de la police dans le dossier, nous doutions de son innocence. À quelques occasions, j’allai voir Régis en prison. Il m’expliquait avec force détails comment l’accident était arrivé, qu’il avait cru voir un chevreuil derrière un buisson et qu’il avait fait feu. Il me disait qu’il n’aurait jamais pu faire ça à mon père, même s’il avait déjà sous-entendu ce désir.

 

Le procès eut enfin lieu. Ma mère m’avait demandé d’y assister. J’ai suivi les interrogatoires avec attention. Mes enfants, il serait trop long de raconter tous les mensonges et les demi-vérités que j’ai entendus. Le Père Concombre fut appelé à la barre. Il raconta comment Régis était violent, que c’était un soulon qui préférait la buvette à l’église et qu’il avait même vandalisé sa croix. Tant qu’à y être, il aurait pu affirmer faussement qu’il ne faisait pas ses Pâques. Ma mère fut demandée comme témoin. C’était pénible de la voir défendre son fils dans des mots entrecoupés de larmes. Elle savait que Régis n’avait pas visé mon père, que c’était un accident. J’ai moi-même été interrogé. Je pense que mon témoignage a fait pencher la balance.

 

Régis fut acquitté faute de preuves. Mais le mal était fait. Encore aujourd’hui beaucoup de gens sont convaincus de sa culpabilité. Ce fut longtemps le sujet de prédilection des conversations dans la paroisse.

 

Il y a quelques années, j’ai appris que le vrai coupable du saccage de la croix était le sans génie de Théodore. Il a raconté ce fait à ses amis de la buvette quelques mois après le décès de mon père. Il était jaloux du succès que Régis avait auprès des filles. Il avait fait cela pour que Régis soit accusé de ce saccage.

 

Régis vit maintenant dans une ville dont seule notre famille connaît le nom. Il est marié et a cinq enfants. Il vient nous voir chaque été ; mais il ne se montre pas en public. Si on vous parle de Régis, dites à vos amis que celui-ci n’est pas coupable de ce que l’on a accusé et, qu’à cause de ces fausses rumeurs, il a dû s’exiler. Il est vrai qu’il avait des sautes d’humeur, mais de là à saccager une croix et à tuer son père volontairement, il y a un mur que Régis n’aurait jamais franchi. Il n’était pas un ange mais il n’était pas un démon, loin de là.

 

Bref, je vous dis, les enfants, n’apportez pas foi aux rumeurs qui très souvent sont destructrices. Vous connaissez maintenant toute la vérité concernant mon frère Régis.

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# 391               4 avril 2014

Un prêtre tourmenté

Pendant son adolescence, Marie-Anna avait reçu une Bible d’un de ses oncles protestants. Elle en lisait en cachette des extraits car la lecture de ce livre était interdite chez les catholiques. À 21 ans, elle rencontra un homme fier, mais de peu de foi et ils se marièrent.

 

Plus que tout au monde, Marie-Anna désirait avoir un fils qui devienne prêtre. Quand elle fut enceinte, elle cherchait dans sa Bible des passages qui confirmeraient son désir. Un garçon vit le jour et elle le fit appeler Jérémie, comme le prophète dans le livre saint. Il était d’une beauté remarquable, d’un caractère doux et d’une âme tendre faite pour aimer. Dès qu’il sut lire, sa mère lui indiquait de courts passages de la Bible qu’il s’astreignait à apprendre par cœur.

 

Sa mère était fière de son gars qui grandissait sereinement en âge et en sagesse. Elle le présentait à ses proches comme étant son futur prêtre. Quand son mari l’entendait prononcer ces paroles, il détournait la tête en signe de désaccord. Il voulait le garder sur la ferme pour l’aider dans ses travaux et éventuellement pour qu’il puisse prendre possession du bien paternel.

 

Quand il entra au Séminaire comme pensionnaire pour y entreprendre des études classiques, il demanda à sa mère la permission d’apporter la Bible, mais sa mère s’y opposa. D’une part, elle voulait garder ce précieux livre pour se ressourcer dans ses moments tranquilles où ses enfants étaient couchés et où son mari écoutait la radio ; d’autre part, elle craignait que le livre soit confisqué par les prêtres. Après avoir choisi son directeur spirituel, Jérémie lui demanda de lui prêter un exemplaire de la Bible. Ce dernier était étonné de recevoir une telle demande d’un jeune adolescent de 13 ans. Il lui dit : – Tu dois savoir que ce livre pourrait être pernicieux pour une jeune âme. Aussi, l’Église dans sa sagesse prohibe sa lecture. Je peux cependant te prêter une copie du Nouveau Testament.

 

Jérémie songeait souvent aux sacrifices que ses parents faisaient pour lui payer son cours classique. Il pensait souvent à sa mère dont le plus grand rêve était qu’il accède un jour à la prêtrise. Mais, il n’était pas sûr de s’engager dans cette voie surtout quand il constatait l’attitude de certains prêtres qui semblaient plus préoccupés par les plaisirs de la vie que par leur spiritualité.

 

Quand Jérémie fut dans sa dernière année du cours classique, il fallait que chacun annonce publiquement son choix de carrière lors d’une cérémonie appelée prise de rubans. Il décida d’opter pour le ruban blanc, celui du sacerdoce. Il se rappelait les paroles d’un de ses bienfaiteurs prêtres : – Si tu veux aller au ciel, la meilleure voie est la prêtrise. Tu es le serviteur de Dieu et tu peux communiquer directement avec Lui.

 

Il écrivit à ses parents pour leur annoncer la décision qu’il avait prise. Sa mère était ravie ; son père était déçu, mais il s’y en attendait. Ceux-ci vinrent à la prise de rubans avec leurs six autres enfants. Sur un total de 35 élèves finissants, 23 avaient choisi le même état de vie que Jérémie. C’était un grand jour pour les prêtres du Séminaire qui voyaient une relève de jeunes hommes qu’ils avaient en grande partie formés.

 

À son arrivée au Grand Séminaire, Jérémie demanda la permission de pouvoir se procurer une Bible. Elle lui fut accordée. Mais l’enthousiasme de ses jeunes années décrut rapidement et peu à peu il se désintéressa de la lecture de ce précieux livre. Il se contentait d’écouter les cours d’écriture sainte donnés par un professeur qui lisait ses notes sans grande conviction.

 

Le grand jour arriva. Il fut ordonné prêtre dans sa paroisse natale. L’après-midi même, il reçut sa première nomination de l’évêque : vicaire à Saint-Martin-de-Legendre, une paroisse située à 80 kilomètres de la maison paternelle. Ses parents étaient déçus d’être encore une fois si loin de leur fils.

 

L’abbé Jérémie se rendit dans sa nouvelle paroisse. Il rencontra le curé Pierre Durang qui lui fit une très mauvaise impression. Ce dernier avait le nez et les joues rouges et il sentait l’alcool. On l’avait prévenu que ce curé était un mangeur d’âmes et de vicaires ; mais il n’en avait pas cru un mot.

 

En plus de ses tâches liturgiques, le curé demanda à Jérémie de s’occuper des loisirs des jeunes. Le jeune vicaire rencontra ces derniers qui souhaitaient avoir une patinoire au village. Il était d’accord. Il en parla au curé qui accepta à la condition que les garçons et les filles puissent patiner à des périodes différentes. Avec l’aide de la municipalité et de bienfaiteurs, le projet vit le jour. 

 

Chaque fin de semaine, le vicaire en profitait pour rencontrer les jeunes. Il leur racontait souvent des histoires de la Bible, mais surtout d’un sujet imposé par son curé, soit les pièges des relations amoureuses. Les jeunes filles en particulier s’agglutinaient autour de lui et buvaient littéralement ses paroles.

 

Toutefois, ce qui préoccupait particulièrement Jérémie, c’était le sacrement de Pénitence. Au début, il n’avait pas remarqué que le curé terminait ses séances de confession bien longtemps avant lui. Les deux confessionnaux étaient dans la sacristie, chacun devant une rangée de bancs. Quand il n’y avait plus personne qui attendait dans sa rangée, le curé quittait. Des dizaines de personnes, surtout des jeunes, préféraient attendre pour se confesser au vicaire.

 

Un jour, une jeune fille se présenta au confessionnal. Elle lui dit :

– Mon père, je m’accuse d’avoir embrassé un garçon sur la bouche.

– Quel âge as-tu, répondit le vicaire ?

– 16 ans.

– Tu sais que c’est mal. As-tu fait d’autre chose ?

– Moi, non. Mais lui a fouillé sous ma robe.

– Je te donne l’absolution, de dire le vicaire profondément embarrassé.

 

Un autre jour, la confession des péchés commença comme la précédente.

– Mon père, je m’accuse d’avoir embrassé un garçon sur la bouche.

 

Le vicaire étonné d’entendre une voix masculine se tourna vers le pénitent. C’était bel et bien un garçon. Il posa alors les questions habituelles. Le garçon de 17 ans ajouta sans gêne qu’ils s’étaient aussi caressés et plus encore. Le vicaire n’avait aucune préparation pour affronter une telle situation. Il se contenta de lui demander s’il regrettait son geste et s’il avait l’intention de récidiver. Le jeune garçon affirma que si l’occasion se présentait, il le referait.

– Dans ce cas-là, reprit le vicaire affolé, je ne peux pas vous donner l’absolution.

– Dans ce cas-là, répliqua le garçon sur un ton moqueur, gardez-la votre absolution. Je n’en ai pas besoin pour vivre.

 

Peu à peu, l’abbé Jérémie remarqua qu’une jeune fille de 19 ans qui s’appelait Malvina était toujours présente lors de ses apparitions publiques et qu’elle le dévorait des yeux avec avidité. Bien plus, tous les samedis, elle se présentait au confessionnal pour lui raconter en détails ses pensées impures. Le vicaire ne savait plus comment réagir. Il n’osait pas en parler au curé de peur de se faire réprimander. Il aurait voulu être changé de paroisse ; mais il ne pouvait pas accepter de subir cet échec au tout début de son sacerdoce. Il décida d’aller voir son ancien directeur spirituel au Séminaire. Celui-ci était malade et ne pouvait pas le recevoir.

 

Les mois passèrent. Les révélations aux confessions continuaient. Le vicaire était de plus en plus troublé dans sa chair et craignait de succomber un jour aux tentations qui le harcelaient. Il passait des nuits à genoux sur son prie-Dieu dans sa chambre à invoquer saint Jérémie de lui venir en aide. Les jeunes filles continuaient leur manège de séduction ; mais le saint semblait ne pas s’en préoccuper.

 

Un jour que le curé était allé à la fête des anciens au Séminaire et que sa servante l’avait accompagné pour visiter ses parents, Malvina qui avait maintenant 20 ans se présenta au presbytère. Elle apportait un six-pâtes et une bouteille de vin de gadelles, piquée à ses parents. Elle dit au vicaire : - Comme je savais que vous étiez seul, j’ai pensé venir souper avec vous.

 

Le vicaire était mêlé. Il était flatté dans sa chair d’être le sujet de tant d’attentions. Son esprit lui disait de se méfier pour ne pas tomber dans les pièges de la séduction. Le souper se passa dans la joie et dans le vin. Lorsqu’ils firent la vaisselle, Malvina échappa volontairement une assiette par terre. Le vicaire se mit à genoux pour ramasser les éclats. Il pensait à ce que dirait la servante quand elle s’apercevrait qu’il manquait une assiette à la précieuse collection du curé. Soudain Malvina le serra de toutes ses forces. Il voulut s’en défaire. Le diable lui-même le gardait souder à cette jeune fille. C’est alors que Malvina suggéra d’aller dans sa chambre à coucher. Il succomba à la tentation et fit ce qu’il n’avait jamais fait auparavant.

 

Les jours qui suivirent furent des plus pénibles pour lui. Il perdit peu à peu l’appétit. Le curé ne s’en souciait pas, mais la servante, se souvenant de l’assiette cassée, craignait le pire. Elle lui procura un tonique vivifiant et il reprit un peu d’entrain. Il pensait aller se confesser, mais à qui. Alors qu’il commençait à oublier son aventure, Malvina alla le rencontrer au confessionnal  pour lui annoncer qu’elle était enceinte … de lui. Une tonne de briques sur la tête aurait produit encore moins d’effets.

 

Avec le temps, il se sentait toutefois de plus en plus attirée par cette jeune fille. C’est comme si la soutane ayant été enlevée devant elle, il reprenait en main sa vie sexuelle longtemps refoulée. Il demanda au curé la permission d’aller visiter ses parents. Il partit avec Malvina et se rendit à Québec. Ils se marièrent chez les Protestants et quelques années plus tard, il fut laïcisé. Il ne put jamais retourner voir ses parents parce que l’évêque du diocèse l’avait interdit de séjour dans sa paroisse natale.

 

Depuis ce temps, il relit souvent le texte du prophète Jérémie.

« Maudit soit le jour où je suis né ! Le jour où ma mère m'enfanta, qu’il ne soit pas béni ! Maudit soit l'homme qui annonça à mon père cette nouvelle : Un fils, un garçon t’est né ! … Pourquoi donc suis-je sorti du sein ? Pour vivre peine et tourment, et finir mes jours dans la honte ! »

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# 342               15 mars 2014

Une vie gâchée
Dans ces temps héroïques où la terre était le principal gagne-pain, Télesphore Beloeil était cultivateur au rang 4. Il avait épousé Rose Mousseau de qui il eut sept enfants. Rendu à 58 ans, il songea à léguer sa terre à un de ses garçons. À 19 ans, l’aîné était parti travailler à la ville. Ses quatre filles étaient déjà mariées. À la maison, il lui restait ses deux derniers fils : Xavier, 20 ans et Armand, 21 ans.

Chaque samedi soir, les deux fils Beloeil allaient veiller chez le père Eusèbe Mounier, du même rang. Ils n’étaient pas les seuls, car au moins deux ou trois autres garçons avaient un œil sur les deux filles Mounier, Judith âgée de 21 ans et Marie-Anne âgée de 23 ans. La compétition était féroce car les jeunes filles à marier étaient rares dans le rang.

Les veillées se passaient dans la bonne humeur et les jeunes hommes endimanchés faisaient tout en leur possible pour séduire les deux jeunes filles. On jasait, on dansait, on buvait un verre de bagosse, un alcool produit par le père Mounier dans son érablière. Quand ce dernier racontait ses exploits de jeunesse, les prétendants feignaient d’y porter un très grand intérêt. Ils savaient bien que c’est lui qui déciderait de leur sort.

Les deux sœurs Mounier étaient très proches l’une de l’autre. Leur complicité n’avait d’égal que leur propension à provoquer la bonne foi des jeunes gens et à les faire trébucher pour que le paternel se fasse une juste idée de ce qu’ils étaient. Toutefois, avec le temps, il semblait se dessiner des atomes crochus entre Xavier et Judith, la plus belle et la plus entreprenante des deux filles. Reconnaissant le fait, les autres garçons, un à un, cessèrent leur visite du samedi soir. Seuls Armand et Xavier continuèrent les fréquentations.

De son côté, le père Beloeil commençait à souffrir de rhumatisme. Lors d’un souper, il annonça à sa femme et à ses deux fils qu’il donnerait sa terre au premier qui se marierait, sous certaines conditions comme d’héberger, de nourrir et de vêtir lui et sa femme jusqu’à ce que mort s’ensuive. Armand et Xavier savaient bien qu’un jour leur père prendrait cette décision, mais ils n’avaient pas prévu que ce serait si tôt.

Un bon jour, passant devant la demeure des Mounier, Xavier aperçut Judith seule dans le jardin en train de cueillir des fèves. Il attacha son cheval à un piquet et alla jaser avec celle qu’il désirait plus que tout au monde. La conversation fut plutôt banale ; mais les deux jeunes gens se sentaient de plus en plus attirés l’un vers l’autre. C’était comme un coup de foudre à retardement.

Le samedi soir suivant, Judith invita Xavier à s’asseoir près d’elle. Armand fut médusé. Il commença à penser que son rêve d’épouser Judith venait de s’évanouir. Ce soir-là, l’atmosphère fut tendue, même le petit verre de bagosse n’a pas réussi à ramener la sérénité dans la maison. Armand décida quand même de persévérer jusqu’au jour où son frère lui apprit qu’il prévoyait se fiancer avec Judith.

Quelques mois plus tard, les familles Beloeil et Mounier se réunissaient pour célébrer les fiançailles de Judith et d’Xavier. Le couple en profita pour annoncer qu’ils se marieraient l’été suivant, probablement en juin.  De son côté, le père Beloeil confirma qu’il lèguerait sa terre à son fils cadet Xavier. Armand, n’ayant pas encore fréquenté d’autres filles que Marie-Anne, invita celle-ci  à venir visiter le veau qu’il projetait de présenter à la prochaine exposition agricole. Celle-ci acquiesça avec plaisir. Elle aussi avait peur de rester vieille fille. Dans la paroisse, on disait qu’elle avait refusé la main des garçons qui venaient veiller chez elle. Aussi, personne n’était prêt à prendre la relève.

Armand feignit la bonne humeur et tendit le piège de la séduction. Marie-Anne n’en demandait pas autant et accepta un rapide baiser sur la bouche. Pour eux deux, c’était un pas vers les fiançailles. De retour à la maison, ils annoncèrent qu’ils songeaient à se marier. C’était la stupéfaction dans les deux familles. Tout le monde savait que l’amour n’était pas au rendez-vous.

Judith, la fiancée d'Xavier, était ravie du fait que sa sœur aînée puisse enfin trouver un mari. Marie-Anne mijota un projet sans consulter Armand, son futur, soit de se marier le même jour que sa sœur. Judith accepta l’idée avec joie. Toutefois, elle craignait la réaction d’Xavier. Après quelques jours, elle lui en fit part. Celui-ci était catégoriquement défavorable. Devant l’insistance et les menaces de sa fiancée, il finit par acquiescer.

Entre temps, Armand alla visiter une terre au rang 3. Cette terre appartenait à un vieux garçon qui demeurait avec sa sœur. Le propriétaire ne voulait pas vendre. Mais quand Armand lui apprit qu’il l’avait vu embrasser une jeune fille dans un champ de framboises, il changea d’avis.

Les deux couples se marièrent le même jour. Les parents étaient fiers de voir deux frères qui épousaient deux sœurs. Pendant la cérémonie, les deux frères se regardaient à la dérobée exprimant la déception, pour l’un de ne pas épouser la fille qu’il désirait, pour l’autre de ne pas être le seul héros de la fête.

Les années passèrent. Un jour, Xavier, le mari de Judith, invita son frère à aller pêcher au petit lac qui était situé entre les deux rangs. Alors que les deux avaient mis leur perche à l’eau, un avion s’invita dans le ciel. C’était un fait inusité dans ce coin de pays. Un moment absorbé par le spectacle, Xavier perdit pied et tomba dans une fosse très profonde. Ses bottes de caoutchouc se remplirent d’eau et le firent s'enfoncer. Armand qui savait un peu nager se précipita. Lorsque son frère revint à la surface, il l’empoigna avec une force considérable et le ramena sur la rive. Xavier ne cessait de remercier son frère. Mais celui-ci était embarrassé. Il se disait : «J’aurais dû le laisser se noyer, lui qui m’a volé ma blonde. Mais j’aurais eu toute ma vie des renards de conscience.»

La famille Beloeil organisa une fête pour souligner l’action de ce héros. Mais celui-ci prétexta à la dernière minute une migraine et ne se rendit pas à la fête. Sa femme s’y présenta avec ses deux plus vieux. Les Beloeil ne comprenaient pas trop ce qui se passait. Après le dîner de famille, à l’encontre de leur habitude, les convives retournèrent chacun chez eux.

Le dimanche suivant, les deux frères se rencontrèrent par hasard sur le perron de l’église. Ils se donnèrent mollement la main. Xavier dit alors : - Pour te remercier de m’avoir sauvé la vie, je voudrais te donner mon bœuf de quatre ans. Il est le descendant de la Caillette, ta vache préférée dans le temps. Acceptes-tu ?

Armand acquiesça et les deux frères se quittèrent. Le père Beloeil vint livrer le bœuf au cours de la semaine. Au printemps suivant, Armand fit pacager le bœuf avec ses vaches. Avec le temps, le bœuf était de plus en plus agressif et piochait avec vigueur quand les enfants allaient chercher les vaches. En septembre, Armand craignant pour ses fils déménagea le bœuf avec les taurailles.

Au printemps suivant, une seule vache vêla. Elle avait été retrouvée, un bon jour de l’été précédent, dans le clos du voisin. Le diagnostic était clair. Le bœuf donné par Xavier était stérile. Armand était fou de rage. Son frère lui apportait des malheurs sans relâche. Il réfléchit longuement à un plan de vengeance. Il fit ses foins et ses grains comme d’habitude. À la maison, il était taciturne et criait constamment après les enfants.

L’automne arrivant, c’était le temps de faire hiverner les vaches dans l’étable. Au milieu d’une nuit, Armand se leva, mit des effets personnels dans une poche et prit, dans un tiroir, l’argent qu’il avait économisé. À pied, il se dirigea vers la grange de son frère et y mit le feu. Le bâtiment fut une perte totale. Tous les animaux brûlèrent, sauf un cheval qui s’était détaché et qui avait défoncé la partie supérieure de la double-porte.

La nouvelle se répandit dans la paroisse. Comme Armand avait disparu en même temps, on le soupçonna d’être l’auteur du crime. La famille Beloeil était sidérée par ces événements : fuite d’un fils ou d’un frère, incendie de la grange paternelle par un membre de la famille.

Les années passèrent sans que personne n’ait de nouvelle d’Armand. Un jour, Xavier reçut une lettre oblitérée à Montréal. Il l’ouvrit et la lut.

« Cher Xavier,
C’est ton frère Armand qui t’écrit. On me connaît ici sous le nom de Tom Mousseau. Je suis présentement à l’hôpital souffrant d’un cancer. Il me reste seulement quelques jours à vivre. Je regrette d’avoir mis le feu à ta grange. Tu n’étais responsable de rien ; je le comprends aujourd’hui. En arrivant à Montréal, j’ai travaillé deux ou trois ans comme débardeur. Puis j’ai sombré dans l’alcool. J’ai passé le reste de ma vie comme clochard. Je buvais pour oublier et je quêtais dans les rues pour boire. À 48 ans, ma vie va bientôt se terminer.

L’année dernière, j’ai rencontré dans un bar un homme de la paroisse. Il était très jeune quand je suis parti ; il ne m’a donc pas reconnu. Il m’a appris que, deux ou trois ans après la tragédie, mes parents étaient morts de chagrin. Dis à ma femme et à mes enfants que je les aime et que je n’ai pas eu le courage de leur écrire pendant toutes ces années. Tu trouveras dans cette lettre le certificat de mon décès. J’ai décidé cela pour que ma femme puisse se remarier si elle le désire.

À toi et aux autres membres de la famille, je demande de me pardonner pour tout le mal que je vous ai fait subir. Ton frère Armand

P. S. C’est moi, sœur Sainte-Ernestine, qui a écrit cette lettre sous la dictée de votre frère. Celui-ci mourut dans la sérénité et fut inhumé dans une fosse commune. Il y avait cinq personnes, dont j’étais, au service religieux. Je joins le certificat de décès. Bon courage à toute votre famille. »

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# 309               1 mars 2014

Une cloche volée
À La Rochelle, en France, au début du 18e siècle vivaient deux familles voisines qui cumulaient chicanes sur chicanes. Quand ce n’était pas pour les limites de lots à bois ou pour le ruisseau qui traversait leur terre, c’était en raison de leur religion ou des enfants. Le père Louis Mottin était catholique et avait six enfants, trois garçons et trois filles. Le père Laurent Chatillon était huguenot et avait cinq enfants, quatre garçons et une fille.

Un jour, le fils aîné de Louis Mottin fut arrêté pour avoir chassé sur les terres du seigneur. Il fut accusé de braconnage et sa sentence fut d’être déporté en Nouvelle-France. La nouvelle bouleversa ses proches. Mais le père qui supportait son fils décida de l’accompagner avec sa famille. Ils s’installèrent à l’Île d’Orléans.

L’année suivante, le père Chatillon fut accusé de contrebande du sel. Il reçut aussi une sentence de déportation. Il dut prendre le bateau pour la Nouvelle-France. Sa famille l’accompagna. Lui aussi acheta une terre à l’Île d’Orléans mais dans la paroisse voisine  du père Mottin. Ironie du sort, sans qu’ils le sachent, ils étaient voisins mais dans deux paroisses différentes.

Devant la pression du curé de la paroisse et des autres occupants, la famille Chatillon se convertit alors au catholicisme. Le père Mottin bouillait toujours de vengeance envers l’autre famille et c’était réciproque.

Quelques années plus tard, le fils aîné Mottin, dont le prénom était Gaspard, épousa une jeune fille et alla s’établit à Saint-Amable, une paroisse située à l’est de Montmagny. Comme il n’y avait plus de terre disponible au premier rang, il en acheta une au deuxième rang est. Le père Chatillon, toujours féru de vengeance, réussit à convaincre son deuxième fils Melchior d’aller lui aussi s’installer à Saint-Amable. Il lui fournit l’argent nécessaire et le fils y acheta un lot, mais au deuxième rang ouest.

Les deux jeunes gens ne manquaient pas une occasion d’amplifier la brouille. Mais Gaspard était mieux organisé que Melchior. Gaspard était sournois et vindicatif, tandis que Melchior était plutôt un bon vivant et détestait les chicanes, sauf s’il était provoqué.

À un moment donné, dans leur nouvelle paroisse, il fut question de bâtir une chapelle. Pour une fois, ils étaient d’accord, mais sans fraterniser pour autant, que la chapelle soit bâtie au centre géographique de la paroisse, soit à l’intersection du deuxième rang et de la route qui conduisait au troisième. Finalement, l’évêque décida d’ériger la chapelle au premier rang.

Au moment où  la chapelle était en construction, Gaspard alla voir le prêtre desservant et lui offrit de faire le don d’une cloche. Il disait pouvoir assumer les coûts avec l’aide de ses amis. Le desservant accepta. Quand Melchior apprit la nouvelle, son fond d’amertume se réveilla. Mais que faire ?

La cloche fut commandée et quelques mois plus tard, elle fut livrée. Le nouveau curé Anthime Mallet l’entreposa dans la grange de la Fabrique en attendant la fin de la construction de la chapelle. Un bon matin, le bedeau alla voir le curé et lui dit : - La cloche a disparu. Elle n’est plus dans la grange.

Les rumeurs chez les paroissiens désignaient trois suspects : Melchior qui était un ennemi juré de Gaspard, Antoine Joly du troisième rang qui avait combattu becs et ongles pour  le site de la chapelle au deuxième rang et le fils cadet  du père Sabourin qui demeurait au village et qui avait déjà eu affaire à la justice dans des causes de vol. Mais où était la cloche ?

Le curé Mallet fit une enquête, mais ne trouva rien d’incriminant autant pour l’un que pour l’autre. Il pensa avoir recours à la police mais le poste était à Québec et il craignait que les enquêteurs ne prennent pas l’affaire au sérieux. De temps à autre, au prône, il rappelait l’affaire et demandait la vigilance des paroissiens pour pouvoir trouver le lieu où la cloche se trouvait.

Les mois passèrent. Un bon dimanche, le curé Mallet monta en chaire. Il fit le prône comme d’habitude, mais sa voix était empreinte d’une grande inquiétude. Quand il eut terminé, il dit : « Mes très chers frères, aujourd’hui je ne vous ferai pas de sermon. L’heure est grave. L’ennemi est à nos portes. » On sentit un frémissement dans l’église. Les paroissiens regardaient à gauche et à droite. « Où veut-il en venir, se disaient-ils ? » 

Le curé les informa que les Anglais dirigés par James Wolfe remontaient le Saint-Laurent et qu’ils détruisaient tout sur leur passage. Selon lui, ceux-ci avaient brûlé des maisons et des granges à Saint-Jean Port-Joli et ils continuaient leur route destructrice vers Québec. Il ajouta que des femmes avaient été violées, que des saccages de maisons et des vols avaient été effectués, et qu’au moins un meurtre avait été commis quand l’occupant avait voulu s’opposer.  Il conclut en disant : «  Mes bien chers frères, cessons nos luttes fratricides et unissons-nous. » C’est d’ailleurs exactement ce que dira Honoré Mercier en 1887.

On aurait pu penser que, dans les circonstances, la chicane Melchior-Gaspard s’estomperait. Mais tel ne fut pas le cas. Chacun de leur côté envoya des émissaires auprès de la troupe anglaise, leur fournissant des renseignements parfois vrais parfois faux, pour que chacun soit épargné au détriment de l’autre.

Un jour, les paroissiens apprirent qu’une étrange situation s’était produite dans un rang de la paroisse voisine située plus à l’est. Le commandant de la troupe avait ordonné à un soldat de brûler une grange. Au moment où ce dernier s’apprêtait à mettre le feu, une détonation se fit entendre. Le soldat se tourna vers ses compagnons qui lui signifièrent que personne d’eux n’avait tiré. Celui-ci, mort de peur, ne put accomplir sa tâche et retourna vers le commandant qui délégua un autre homme. La même situation se produisit. Le commandant décida d’y aller lui-même. Mais, peine perdue, la détonation s’amplifiait. Il décida de passer à la ferme voisine.

« Pourquoi cette grange avait-elle été épargnée, se demandaient les paroissiens de Saint-Amable ? » Le doyen de la paroisse avait sa petite idée. Il était certain que la cloche volée se trouvait là. Les paroissiens, au grand dam du curé, continuaient de penser à leur cloche même si la situation était très dramatique.

Le commandant de la troupe anglaise commençait à se poser des questions. Il ressentait une effervescence spéciale des paroissiens de Saint-Amable. Il ne comprenait pas l’insistance que les deux clans avaient manifestée. Il craignait un guet-apens. Il demanda à sa troupe de prendre une journée de repos.

Le lendemain, la troupe contourna Saint-Amable et se rendit à la paroisse voisine plus près de Québec. La destruction avait été évitée. Mais le curé, maintenant plus serein, se demandait où était sa cloche. Avec le bedeau et deux paroissiens, ils se rendirent chez le propriétaire de la grange épargnée. Le curé lui demanda s’il était vrai que sa femme était la cousine de Gaspard. Il confirma le fait.  Ils lui demandèrent s’ils pouvaient visiter sa grange. Celui-ci accepta sans aucune réticence. Ils firent le tour et fouillèrent méticuleusement la tasserie. Ils ne trouvèrent rien. «La cloche ne se trouve pas ici, déclara le curé.»

Le bedeau, plus suspicieux dit alors : 

- Mais si elle avait été transportée ailleurs depuis ce temps-là ?

- C’est une fausse piste, répondit le curé qui avait étudié le thomisme. Comment un homme qui aurait donné une cloche, pourrait-il la dérober ? Ça n’a pas de sens.

Les jours suivants, une paroissienne du deuxième rang informa le curé qu’elle avait vu Gaspard quelques jours plus tôt passer assis dans une charrette vide. « Avant de me coucher, dit-elle, je l’ai vu revenir. Il y avait une couverture de laine qui semblait recouvrir un objet. » Mais le curé ne changeait pas d’avis au sujet de Gaspard et considérait cette information comme un ragot ou un relent de vengeance.

Le lendemain, le bedeau arriva tout nerveux.  Il informa le curé qu’il avait trouvé la cloche dans la grange de la Fabrique, exactement là où elle avait été déposée quelques mois plus tôt. Une femme du village vint trouver le curé et lui dit : « Hier soir, j’ai vu un tombereau passer et s’arrêter à votre grange. L’homme portait un chapeau calé jusqu’aux oreilles et il avait la tête baissée. Je ne sais vraiment pas de qui il s’agit. Mais le tombereau était tiré par un cheval roux. Je l’ai reconnu : c’était le cheval de Gaspard. »

Le curé Mallet était abasourdi. Voulant avoir le cœur net, il fit venir Gaspard et lui dit : - Les gens disent que c’est toi qui aurait volé la cloche. Personnellement, je ne le crois pas. Mais, dis-moi la vérité.

Gaspard baissa la tête et dit : - Vous avez tort, Monsieur le curé, de penser cela. Je dois l’avouer. C’est moi qui ai dérobé la cloche.

- Mais pourquoi as-tu fait cela, reprit le prêtre.

- Je voulais qu’on accuse Melchior pour qu’il quitte la paroisse.

- Gaspard, tu as fait un geste insensé et irréfléchi. Je ne sais pas ce que les habitants vont penser de toi, mais moi je suis prêt à te pardonner parce que votre animosité a permis de sauver la paroisse d’un désastre sans bornes. Maintenant, en guise de réparation, tu vas écrire une lettre à Melchior lui promettant de cesser les embrouilles et lui proposant une réconciliation.

L’année suivante, l’évêque de Québec vint bénir la cloche. On l’appela Marie de la Réconciliation. Tous les paroissiens étaient là. Par après, la considération pour Melchior alla en augmentant tandis que Gaspard, sans être rejeté, était de plus en plus ignoré des autres habitants du lieu.

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# 295       22 février 2014

Une chapelle controversée
Paul Mallet dit Batoche était le sixième fils d’une famille qui comptera 11 enfants. À 20 ans, en 1802, il épousa Célina Marty. Comme il n’y avait plus de terre disponible à Saint-Jean-Port-Joli, il décida de descendre le fleuve Saint-Laurent et de s’installer sur un lot aux portes de la Gaspésie. Il avait acquis ce lot du seigneur Jules Meunier qui avait hérité de la seigneurie de son grand-père.

Après une trentaine d’années, une nouvelle paroisse a vu le jour et l’évêque de Québec lui a donné le nom de Saint-Paul pour souligner le courage et la persévérance du premier défricheur. Pendant ce temps, la famille de Paul Maillet s’était agrandie. Elle comptait maintenant 15 enfants dont sept garçons.

Après son mariage, Armand, le dernier des fils qui portait maintenant le patronyme de Batoche, décida d’acheter un lot dans le quatrième rang de Saint-Paul. Pour s’y rendre, à partir du troisième rang, il traça un sentier le long d’une rivière en coupant les broussailles et en contournant les arbres.

Un petit lac se trouvait dans ces concessions. Sur ses bords, vivaient cinq Micmacs qui assuraient leur subsistance en pêchant et en chassant. Au début, les autochtones n’ont pas apprécié la venue de ce colonisateur. Mais, Armand Batoche leur fit voir que leur vie pourrait s’améliorer grâce à de nouveaux services mis à leur disposition par les Blancs et leur a promis que non seulement il ne les dépouillerait pas de leur terre, mais qu’il les protégerait contre les envahisseurs anglais, et cela sans compter les présents qu’il leur a offerts.

Batoche se construisit un abri de fortune. Il y amena son épouse qui était déjà enceinte d’un premier enfant. Sa hache fit tomber les arbres, le feu consuma les broussailles, le sol produisit du foin, de l’orge et de l’avoine. À l’occasion, les Micmacs venaient lui donner un coup de main.

Il retourna au village où il acquit un cheval, un jeune bœuf, trois vaches et une dizaine de poules. Son lot cultivé s’agrandissait d’année en année. Pendant ce temps, les enfants naissaient. D’autres colons le suivirent et, en 1850, on pouvait compter une trentaine de familles. En même temps, le chemin vers le village avait été grandement amélioré.

À ce moment, Batoche décida que c’était le temps de procéder à la fondation d’une nouvelle paroisse. Il en fit part aux autres colons. Ceux-ci étaient d’accord, sauf Majorique Marsouin qui pratiquait très peu et qui n’avait pas l’intention de payer pour l’érection d’une église, d’un presbytère et pour la subsistance d’un curé. D’ailleurs, Batoche s’était opposé à la venue de cet homme dans les concessions, mais sans succès. La rivalité entre les deux hommes avait d’ailleurs pris de l’ampleur à ce moment-là.

Batoche fit rédiger par son épouse, qui avait une sixième année, une requête demandant la permission de construire une église. Il proposa ce projet aux habitants des rangs 4, 5 et 6. Vingt-trois chefs de familles acceptèrent de signer. Marsouin refusa d’apposer sa signature et réussit à convaincre sept autres colons de ne pas signer. La pétition fut quand même acheminée à l’évêque de Québec. Ce dernier délégua le curé du Bic pour évaluer sa pertinence. Le curé de Saint-Paul, Edmond Meunier, fut insulté d’avoir été écarté de cette mission.

Quelques jours plus tard, Marsouin alla voir le curé Meunier. Il lui promit de participer plus souvent aux offices religieux de la paroisse et même d’acheter une seconde cloche pour son église. Le curé prépara un texte d’opposition à la requête et la remit sous secret à Marsouin. Dix colons signèrent la nouvelle pétition. Parmi eux, certains avaient changé d’idée et appuyaient maintenant Marsouin. Lorsque l’évêque reçut cette dernière missive, il constata rapidement que le texte était l’œuvre d’un prêtre parce qu’il contenait des formules conventionnelles qu’il avait lui-même apprises au Grand Séminaire. Il convia le curé Meunier à l’évêché qui avoua en être l’auteur. L’évêque était offusqué et demanda la démission du curé.

Une assemblée fut tenue à la résidence de Batoche sous la présidence du curé du Bic. Marsouin et son clan étaient absents. Après discussion, le curé leur proposa de commencer par construire une chapelle qui pourrait servir de presbytère lorsqu’une église serait érigée. Les chefs de famille qui étaient présents acceptèrent. La requête fut acheminée à l’évêque qui l’entérina. Il fallait maintenant décider de l’emplacement de la chapelle. Batoche était prêt à donner un arpent de terre pour que celle-ci soit construite sur sa terre.

Plus tard, Marsouin, ayant perdu l’appui du curé Meunier, se dit aussi prêt à donner un arpent de sa terre. Environ deux kilomètres séparaient les deux terres dans le quatrième rang.

Le nouveau curé de Saint-Paul, un jeune prêtre du nom de Pascal Boucher, fut délégué par l’évêque pour lui proposer le lieu idéal. Il se rendit compte que la route d’accès aux autres rangs vers le sud était plus près de la terre de Marsouin que celle de Batoche. Sans faire d’assemblée publique, il décida de proposer un site à mi-chemin entre les deux terres. Il avait d’ailleurs obtenu la promesse du propriétaire que, le temps venu, il concéderait à la paroisse un terrain de superficie convenable. L’évêque accepta la proposition et détermina les dimensions de la chapelle.

Les deux clans étaient déçus et refusèrent de participer aux travaux d’érection de la chapelle. Le problème était entier. L’évêque, outré de ne pas avoir été assez vigilant, délégua son vicaire général pour blâmer le jeune curé de ne pas avoir tenu une assemblée publique. Ce dernier se confondit en excuses et promit de tout faire pour ramener la paix.

Deux ans passèrent. Les habitants des concessions continuaient à se rendre, parfois à pied, aux offices dans l’église de Saint-Paul. Le curé demanda l’aide du père de Batoche. Ce dernier fit des pressions auprès de son fils pour qu’il accepte le site proposé mais sans succès. Bien plus, le fils Batoche planta une croix là où il désirait l’érection de la chapelle. Marsouin riposta en faisant de même sur sa terre. Quelques nuits plus tard, la croix de Batoche fut arrachée et fut réduite en morceaux. La nuit suivante, celle de Marsouin fut brûlée. L’impasse était totale.

Ayant appris les faits, l’évêque de Québec décida de se rendre à Saint-Paul. Il promit alors à Saint Jude, le patron des causes désespérées, de donner son nom à la nouvelle paroisse s’il réussissait à dénouer le conflit. Il fit avertir les habitants des concessions qu’il tiendrait une assemblée publique dans l’église après la messe du dernier dimanche du mois. Les curés des alentours étaient stupéfaits de voir un évêque se jeter ainsi dans la gueule du loup sans filet de protection.

Ce dimanche-là, à la fin de la messe, le curé Boucher demanda aux femmes et aux enfants de quitter l’église. Il invita les hommes des trois premiers rangs à faire de même. Il sortit les saintes hosties du tabernacle, laissant la porte ouverte. Le bedeau éteignit la lampe du sanctuaire. Les participants pourraient donc parler sans offenser la présence du Christ. L’évêque, revêtu de ses habits pontificaux et portant fièrement sa croix épiscopale, monta en chaire. Il leur dit qu’il venait déterminer l’emplacement de la chapelle et qu’une décision serait prise dès aujourd’hui. Il ajouta : - Bien plus, vous savez que, lors du choix d’un pape, les cardinaux sont séquestrés tant qu’ils n’ont pas réussi à s’entendre. Il en sera de même de vous.

Il demanda alors au bedeau de verrouiller les portes de l’église. Batoche se leva et vanta le site qu’il avait proposé argumentant qu’il était au centre du quatrième rang. Il accusa les opposants d’être des païens et de ne pas fréquenter l’église assidûment. Marsouin interrompit son discours et accusa l’autre clan d’être des rongeux de balustre qui ne pensaient qu’à leurs intérêts. L’évêque était médusé et déstabilisé.

Au même moment, on cogna à la porte de l’église. Le bedeau alla répondre. Il y avait là deux Micmacs qui demandaient d’entrer. Ne sachant pas quoi faire, le bedeau fit signe au curé de venir à sa rescousse. Après quelques discussions, le curé accepta de les laisser entrer. L’un d’eux prit la parole et accusa l’évêque d’être complice de gens qui étaient venus voler leur territoire. Un froid à couper au couteau s’installa dans l’église. L’évêque regrettait de s’être lancé dans la mêlée sans avoir au préalable entreprit des pourparlers avec les belligérants. Il avait maintenant à dos les habitants des concessions et même les autochtones. Il leur dit alors : - Je me retire temporairement avec le curé dans la sacristie et je vous reviens. Entre temps, discutez entre vous.

L’évêque réalisa que son approche avait été peu diplomatique et qu’elle alimentait plutôt la confrontation. Il demanda au curé de ramener les hosties dans le tabernacle et de faire allumer la lampe du sanctuaire. Quand il revint, il avait enlevé sa croix épiscopale et avait endossé une soutane noire trop courte, empruntée à un enfant de chœur, et un simple surplis. Il se prosterna au pied de l’autel. Il commença par un Kyrie eleison et récita la litanie des saints où il nommait des saints et où les participants répondaient l’invocation Ora pro nobis (Priez pour nous). L’évêque en profita pour inclure saint Jude dans cette liste. La femme de Batoche s’en rendit compte.

Ceci étant fait, il se plaça devant l’assistance et leur dit : - Mes biens chers frères, le temps est venu de laisser nos différends de côté. Nous ne pouvons continuer ainsi à vivre dans la guerre. Vos épouses et vos enfants ont droit à la sérénité. La bonne entente est le seul moyen de régler le conflit qui vous oppose. Je prie Dieu de tout mon cœur pour qu’il touche vos cœurs et vous inspire le meilleur moyen de dénouer la situation. Je vous promets que votre paroisse recevra le nom de Saint-Jude. Vous savez sans doute que Jude était non seulement un disciple de Jésus mais son frère.

Les habitants étaient étonnés. À l’école, on leur avait enseigné que Jésus était fils unique. Ils furent touchés par les paroles de l’évêque. S’ils y avaient été habitués, ils auraient pleuré car les larmes n’étaient pas loin. Marsouin se leva et dit qu’il acceptait le site proposé par le curé Boucher et que lui et son clan participeraient aux travaux de construction de la chapelle. La mine déconfite, Batoche indiqua que son clan aussi se ralliait. L’évêque et le curé n’en croyaient pas leurs oreilles, étant par ailleurs certains que saint Jude était intervenu.

Les portes de l’église furent déverrouillées et le clan Batoche sortit la tête basse. L’année suivante, la chapelle fut bénite. La paroisse fut érigée par décret sous le nom de Saint-Jude. Une dizaine d’années plus tard, une église fut construite. On y plaça une statue de Saint-Jude dans le chœur à droite de l’autel. Un nouveau curé s’installa dans le presbytère qui avait été aménagé à même la chapelle.

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# 266       8 février 2014

Un rêve fou
Il y a une centaine d’années, Josaphat était cultivateur dans un rang de la paroisse où je suis né. C’était un homme aimable, de bonne convenance et toujours à l’affût d’une blague. Il avait épousé Cédulie, la cousine de mon grand-père.

Un an après son mariage, il eut un premier fils. Il l’appela Albert. Un an plus tard presque jour pour jour, il eut un second fils à qui il donna le nom de Benoît. Il racontait à qui veut l’entendre qu’il aurait au moins 26 enfants. "Car, disait-il, j’ai appris à l’école qu’il y a 26 lettres dans l’alphabet. Aussi, je vais leur donner des prénoms en suivant l’ordre de l’alphabet. Mon avant-dernier s’appellera probablement Yvon ou Yvonne et mon dernier Zénon ou Zénonne." Comme le prénom Zénonne était inusité, il riait en prononçant ce mot.

Un an après la naissance du deuxième fils, il reçut avec enthousiasme un cadeau de Cédulie : un troisième fils qu’il appela Cléophas. Ce nouveau venu lui donnait une ardeur nouvelle au travail. Chaque hiver, il faisait de l’abattis pour agrandir sa terre en culture. " Il me faut de l’avoine, se disait-il, pour nourrir 26 enfants. " En pensant cela, il éclatait d’un rire sonore que les voisins les plus proches auraient pu entendre s’ils avaient été dans les parages.

L’année suivante, sa femme était de nouveau enceinte. La fin de la grossesse de Cédulie fut pénible. Elle éprouvait des douleurs qu’elle n’avait pas connues antérieurement. Elle pleurait tout le temps et faisait l’entretien de la maison et les repas avec peu d’enthousiasme. Quand les contractions débutèrent, Josaphat attela son cheval et alla chercher la sage-femme qui demeurait à environ un kilomètre. En chemin de retour, il lui mentionna son inquiétude. Celle-ci lui dit : "Ne crains rien, Josaphat, ce sera mon 26e accouchement et je n’ai jamais eu de problèmes majeurs. Ils sont tous aujourd’hui encore en bonne santé." Quand Josaphat entendit le nombre 26, il sursauta. Il était maintenant enclin à penser que ce nombre pouvait lui porter malheur, d’autant plus qu’il considérait déjà 13 comme source de malchance et que 13 + 13 = 26. Il pensa en lui-même : "J’aurais dû réfléchir avant de me vanter de vouloir avoir 26 enfants."

Quand la sage-femme entra dans la chambre, Cédulie respirait à peine et se tordait de douleurs. En vitesse, la visiteuse sortit de la chambre et alla trouver Josaphat qui était en train de dételer son cheval. Elle lui dit : "Réattelle ton cheval. Va au village chercher le médecin, ça presse."

Deux heures plus tard, quand le médecin arriva, l’enfant et la mère avaient quitté ce monde. Josaphat était abasourdi. Assis dans sa chaise berçante, il n’avait plus le goût de fumer sa pipe. "Mon rêve vient de s’écrouler, se disait-il. Je n’ai même pas pu atteindre D. C’est vrai que D est l’initiale du démon et du diable, mais elle est aussi celle de Dieu. Pourquoi ce dernier a-t-il fait ce coup à moi son fidèle serviteur ? Je vais en mourir."

Pendant les semaines suivantes, une de ses sœurs qui étaient célibataires prit soin de ses trois fils et vaqua aux travaux de la maison. En plus, elle l’aidait à la traite des vaches. Josaphat ne pouvait pas se résigner à faire adopter ses fils ou à les mettre en pension dans les familles de ses frères ou sœurs. Un soir qu’il était allé veiller chez le voisin Jean-Arthur, il fut obnubilé par le charme et la prestance de la frêle Catherine, âgée de 15 ans. Il demanda au voisin s’il pouvait l’engager comme servante pour quelques mois. Le pacte fut scellé et Catherine emménagea chez Josaphat.

Tout se déroulait à merveille, sauf que Catherine n’aimait pas faire la cuisine et ratait souvent les plats qu’elle voulait apprêter. En retour, Josaphat éprouvait un plaisir certain à la voir circuler dans la maison. Il lançait parfois l’hameçon pour voir sa réaction. Il comprit vite qu’elle ne dédaignait pas les hommes et qu’elle semblait attirer par lui. Au bout de quelques mois, Catherine tomba enceinte. "Je pense que je me suis mis dans un drôle de pétrin, se disait Josaphat. Que vont dire les gens de la paroisse et le curé ? Ce dernier ne rate jamais une occasion, lors de son sermon, de mettre en garde les jeunes gens au sujet des fréquentations douteuses. Pourtant, j’avais bien compris ce qu’il voulait dire. Je pense que la chair d’un homme est plus forte que la chaire du curé." Et il riait en lui-même en ayant cette soudaine dernière pensée.

Catherine cachait son ventre sous des robes amples. Personne dans l’entourage ne soupçonnait ce qui lui arrivait. Un bon jour, Josaphat dut aller chercher la sage-femme. Celle-ci pensa tout de suite que cet homme avait perdu la carte. Pour elle comme pour l’Église, ce n’était pas l’âge de la future mère qui était en cause ; c’était d’avoir fait un enfant hors mariage. Elle eut un mouvement de recul, mais elle se ressaisit. "Je ne peux pas laisser cette jeune fille sans aide, se dit-elle." Elle accepta mais se permit d’invectiver Josaphat de tous les noms. L’homme encaissa les coups sans mot dire.

L’accouchement se fit naturellement. C’était une fille. Josaphat se dit que le bon Dieu était pour lui et décida de l’appeler Désirée. De son côté, la sage-femme ne put s’empêcher de répandre la nouvelle auprès de ses proches. Quand les parents de Catherine entendirent la nouvelle, ils refusèrent d’y croire. Toutefois, le père de la jeune fille se présenta chez Josaphat pour en avoir le cœur net. C’était bien vrai. Josaphat passa un dur quart d’heure. Les coups se mirent à pleuvoir. Heureusement, un colporteur passait par là et sépara les belligérants.

En bonne croyante, la mère de Catherine s’évertua à convaincre son mari Jean-Arthur qu’il fallait pardonner. Mais rien n’y fit. Il refusait d’accepter que son voisin ait eu des relations hors mariage et cela sans son consentement à lui. Il alla informer le curé qui fit une sainte colère. Le prêtre marchait de long en large dans son presbytère et vociférait à fendre l’âme. Il dit alors : - Mes paroissiens ne méritent pas un tel scandale. Cet homme qui a péché par la chair n’est pas un bon chrétien. Il périra par la chair. Il brûlera en enfer et pour longtemps, je l’espère.

Jean-Arthur reprit alors : "Dites-moi, Monsieur le curé, ce que je dois faire. C’est ma fille qui est victime de cet homme sans scrupule." Le curé reprit : "Vous n’avez rien à faire. Seul Dieu peut juger cet homme et comme je suis son représentant sur la terre, c’est moi qui vais m’assurer d‘une punition exemplaire. Il ne faut pas que ça se reproduise dans cette sainte paroisse. Pouvez-vous me conduire chez cet homme ?"

Quand le curé arriva chez Josaphat, ce dernier était dans l’étable et Catherine dans son lit. La mère de cette dernière était là. Elle n’avait pas pu accepter de laisser sa fille sans secours même si elle le faisait à reculons sachant très bien que l’Église n’avait pas de pardon pour les pécheresses de la chair. Le petit Albert qui avait alors 5 ans courut aller chercher son père.

Le curé dit alors à Josaphat. 

– Tu as fait un péché abominable, oui un péché mortel que l’Église n’hésite pas à sanctionner. Tu le sais comme moi, avoir des relations hors mariage est strictement défendu. C’est le pape qui l’a dit et c’est même écrit dans le petit catéchisme que tu as appris à l’école. Désormais, il t’est interdit de mettre les pieds dans l’église. Josaphat reprit :

– Mais, Monsieur le curé, vous ne pouvez pas faire ça, je suis marguillier.

– Raison de plus, de crier le curé, tu dois montrer l’exemple. Ton enfant ne sera pas baptisé dans mon église. Il va être confié à des religieuses qui prennent soin des bâtards. Ce n’est pas un enfant de Dieu, c’est un enfant du diable. La jeune fille devra quitter la paroisse et toi aussi. Jamais tu ne pourras être enterré dans un cimetière béni.

Catherine qui écoutait la conversation intervint : "Vous ne pouvez pas faire ça, Monsieur le curé. Je veux garder ma petite Désirée. Elle est à moi et pas à vous." Devant la prétendue insolence de la jeune fille, le curé conclut : "Ce n’est pas à toi de dicter ma conduite. Je parle au nom de Dieu et ma décision est sans appel." Sur ces paroles, le curé alla se réfugier chez Jean-Arthur et lui demanda de le ramener à son presbytère. Josaphat était furieux. "Je ne croyais jamais qu’un homme de Dieu puisse être aussi méchant, dit-il à Catherine. Compte sur moi, ça ne se passera pas comme ça."

Toute la paroisse était en émoi. Les gens se demandaient comment il se pouvait qu’un homme aussi bon que Josaphat ait pu descendre si bas. Par ailleurs, beaucoup critiquaient l’intransigeance du curé qui, sous le coup de l’emportement, avait été trop sévère. Cela créa une division dans la paroisse. Plusieurs firent dire au curé qu’ils refusaient désormais d’aller à la messe tant qu’il n’ait pas mis de l’eau dans son vin. Le curé ne broncha pas. Sa décision était irrévocable. Il agissait au nom de Dieu.

L’évêque ayant été mis au courant de la situation craignit de voir la bisbille s’amplifier et de perdre des fidèles. Il demanda au curé de quitter la paroisse. Josaphat considéra cette décision comme une demi-victoire. Il ne pensait jamais qu’un jour il serait à l’origine d’une telle répudiation, lui qui avait été, par le passé, un collaborateur fidèle du curé.

Les jours passèrent. Un nouveau curé fut assigné à la paroisse. Les parents de Catherine allèrent le voir et l’informèrent qu’ils étaient prêts à prendre en charge la petite Désirée et qu’ils surveilleraient de près leur jeune fille. Le curé accepta de baptiser la jeune enfant et informa les grands-parents qu’il inscrirait dans les registres paroissiaux "Née de père inconnu". C’était un ordre de l’évêque. Il fit venir Josaphat et lui dit qu’il pouvait revenir à l’église s’il démissionnait de son poste de marguillier. Josaphat était furieux ; mais il accepta le verdict. Il vendit sa terre et se réfugia en ville.

Au bout de deux ans, il se remaria. Sa nouvelle femme ne put avoir d’enfant. Il cessa de pratiquer sa religion et se contentait de faire ses Pâques annuellement pour avoir éventuellement une sépulture décente. Il ne revit Désirée que lorsqu’elle fut majeure.

Ses trois fils lui donnèrent 26 petits-enfants, 13 garçons et 13 filles, qu’il vit grandir. Avant chaque naissance, il avait suggéré à ses fils la lettre initiale devant être utilisée pour les prénoms en suivant l’ordre alphabétique et chronologique : ce que ses fils avaient accepté de faire avec plaisir. Il est toujours fier de la petite dernière, Zénonne. Il a réalisé son rêve fou par l’intermédiaire de ses fils.

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# 217       18 janvier 2014

Deux lurons gais
En cette journée ensoleillée du 2 juin 1949, pendant que les cloches de l’église de Saint-Arthur carillonnaient à toute volée pour souligner le baptême de triplés, deux adolescents de 16 ans s’adonnaient à des ébats amoureux près du lac Carré. Après avoir pêché pendant près d’une heure, Luc et Martin s’étaient retirés dans une clairière à l’abri des regards indiscrets.

Le père Anthime qui essouchait un lot non loin crut entendre des gémissements et s’approcha à pas de loup. Quelle ne fut pas sa surprise de voir deux corps à moitié nus entrelacés. C’était bien deux garçons à l’allure virile qu’il reconnut immédiatement. Ils demeuraient dans le même rang que lui. Il émit un son de gorge qui fit sortir les deux jeunes de leur béatitude, éberlués d’être découverts. À la vitesse de l’éclair, ils remirent leurs vêtements et ils allaient s’enfuir quand le père Anthime leur barra la route.

– Que faites-vous dans mon champ, leur dit-il ?

– Rien, nous ne faisons rien, répondirent les jeunes en écho.

– J’ai tout vu. Vous savez très bien que c’est défendu par l’Église d’avoir de tels contacts. Vous n’avez jamais marché au catéchisme ?

Le père Anthime, un ivrogne connu, pensa qu’il flairait une bonne affaire. Si eux avaient le droit de faire ces vilaines choses, lui avait le droit d’en profiter. Après une brève conversation, il leur proposa un marché : – Vous n’avez rien fait. Je n’ai rien vu à la condition que vous me versez chacun 100 piastres. Ma femme est malade et elle a besoin de médicaments.

Les deux lurons étaient pris au piège. Ils savaient très bien que le vieil homme avait besoin d’argent pour satisfaire sa soif d’alcool. Par ailleurs, si l’affaire s’ébruitait, ils seraient cloués au pilori. Ils finirent par accepter, mais ils précisèrent qu’ils n’avaient pas un sou. Celui-ci leur donna un mois pour s’acquitter de leur dette envers lui.

Sur le chemin du retour, Luc et Martin se demandèrent comment ils pourraient accumuler cette forte somme. Il n’était pas question de demander de l’argent à leurs parents. Ils résolurent de s’engager comme aide-bûcherons dans un chantier situé à une dizaine de kilomètres de leur rang. Ils en parlèrent à leurs parents. Napoléon, le père de Luc, n’y vit pas d’objection. Gonzague, le père de Martin, posa deux conditions : abandonner le chantier quand le temps des foins arrivera et lui donner la moitié de sa paye.

Le lundi suivant à 5 heures du matin, les deux lurons prirent place dans un camion qui conduisait une douzaine d’hommes au chantier. Ils furent affectés au halage du bois dans deux équipes différentes. Le travail était dur. Les mains devenaient vite calleuses. Le front perlait une sueur qui s’écoulait comme de l’eau. Les salaires étaient minables : 28 dollars par semaine pour des journées de 10 heures et cela, pendant six jours.

À la fin de la première semaine, Martin donna 14 dollars à Luc pour qu’il l’apporte en passant au vieil Anthime. Le même scénario se produisit à la fin de la deuxième et de la troisième semaine. Chaque samedi soir, Luc retrouvait avec plaisir sa mère assise dans sa chaise berçante qu’elle ne pouvait pas quitter. Ses jambes ne pouvaient plus la supporter. Elle passait son temps à faire de la broderie et du tricot.

Chaque dimanche, les deux amis allaient à la pêche. Ils n’osaient plus s’adonner à leur passion de peur d’être débusqués. Toutefois, ils commençaient à établir un plan pour quitter la paroisse et aller vivre en ville là où tout semblait plus facile.

Au début de la quatrième semaine, Martin se fit une entorse à la cheville. Ayant peine à marcher, il dut se résigner à quitter le chantier. Il fut reconduit chez lui. Au bout de quelques jours, il était rétabli, mais un jeune homme du village l’avait remplacé. Martin fut donc assigné par son père aux travaux de la ferme.

Luc continua son travail dans les chantiers pour payer sa quote-part et celle de son ami. Quand arriva le temps des foins, son père lui demanda de rester à la maison. Mais il devait encore huit dollars à l’ivrogne qui buvait plus que d’habitude. Il alla le voir et lui demanda d’effacer le reste de la dette ; mais le vieil homme ne voulait rien savoir : – Ce qui est promis est promis, lui dit-il. Je suis peut-être ivrogne, mais je marche droit.

À l’insu de son père, Luc vendit un jeune veau : ce qui lui rapporta 10 dollars. Il put donc se libérer complètement de sa dette envers l’ivrogne. Lorsque le père de Luc se rendit compte qu’il manquait un veau, il en fit part à son fils. Celui-ci lui dit que le veau avait été mangé par un ours : ce qui était inusité, mais possible. La mère qui avait eu connaissance de la transaction ne souffla mot pour protéger son fils.

Le premier dimanche de septembre, les deux lurons se rendirent au lac. L’envie était tellement forte qu’ils recommencèrent leur manège. Un garçon de 13 ans qui cueillait des noisettes non loin de là crut entendre des sons comme ceux provenant parfois de la chambre de ses parents. Il s’approcha et les vit s’embrasser. Il se cacha dans les broussailles face contre terre. Quand les deux lurons, de retour à leur demeure, passèrent près de lui, il frémissait de peur. Il retourna quand même sur les lieux du crime. Il y trouva un mouchoir tout mouillé sur lequel était tissé Luc. Il sentit le mouchoir et y décela une odeur qui lui était inconnue. Il mit le mouchoir dans ses poches. Parvenu à la maison, il dit à sa mère :

– Est-ce possible que deux gars s’embrassent sur la bouche ?

– Espèce de petit vicieux, de reprendre la mère, tu sais bien que c’est impossible. Pourquoi me poses-tu cette question ?

– C’est parce qu’un de mes amis à l’école a déjà vu ça.

– Tu lui diras que, si c’est vrai, il a commis un péché d’impureté. C’est grave ; c’est un péché mortel. Je te défends de me poser des questions de ce genre à l’avenir. On ne parle pas de ça.

Le jeune garçon courut chez Luc pour lui apporter son mouchoir. Ce dernier le remercia ; mais il était sidéré de penser que probablement lui et son ami s’étaient fait prendre une fois de plus. De son côté, le jeune garçon était troublé par ce qu’il avait vu, par la réponse de sa mère et par le mensonge qu’il avait fait. Il sentait les flammes de l’enfer l’entourer. À la confession suivante, il avoua avoir menti, mais fut incapable d’avouer son péché d’impureté. Le mois suivant, lors de sa confession, il dit au curé :

– J’ai un problème de conscience. Je rêve à l’enfer toutes les nuits.

– Qu’y a-t-il, mon enfant, répondit le curé ?

– J’ai vu deux grands gars s’embrasser et je ne l’ai pas dit lors de ma dernière confession. J’ai peur d’avoir fait un sacrilège.

Le curé mit de côté le protocole et questionna le garçon sur ce qu’il avait vu et sur l’identité des deux gars. Il sut tout, même l’histoire du mouchoir qui lui fit comprendre la gravité de la situation. Mais comme il était lié par le secret de la confession et qu’il était inflexible à ce sujet, il ne pouvait rien faire. Il enfouit ses renseignements au fond de lui-même.

Entre temps, le père Anthime, lors d’une beuverie, raconta ce qu’il avait vu et comment il avait soutiré de l’argent aux deux jeunes hommes. L’histoire fit le tour de la paroisse et tomba dans l’oreille du curé. En son âme, cela confirmait les propos de la confession. En pratique, il considérait cela comme des ragots. Quand il apprit que Gonzague avait mis son fils Martin à la porte, il alla le voir. Ce dernier lui raconta que son fils avait avoué son péché et qu’il avait eu l’audace de se vanter qu’il était aux hommes. – Vous avez bien fait, Monsieur Gonzague, il faut séparer le bon grain de l’ivraie, comme l’a dit le Christ.

Le curé se précipita chez le père de Luc. Ce dernier était inconsolable ; mais il acceptait son fils comme il était, en pensant aux paroles du Christ : "Qui suis-je pour le juger ?". Le curé était en total désaccord. Il fit voir au père qu’il n’avait pas le droit de garder ce pécheur sous son toit, que le péché commis était d’une gravité sans bornes et que son fils risquait de corrompre la jeunesse de la paroisse. Le père en pleurs fit venir son fils et lui dit : – Monsieur le curé veut que je te dise de t’en aller de la paroisse, mais moi j’en suis incapable. Fais ce que tu veux.

Ému aux larmes, le fils donna un bec sur la joue de son père : ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et lui dit : – Papa, je vais partir ; mais je ne vous oublierai pas. Je vous aime.

Luc mit ses guenilles dans une poche et alla trouver son ami qui s’était réfugié chez une tante dans la paroisse voisine. Ils partirent pour Montréal, promettant de ne plus jamais mettre les pieds dans cette paroisse. Ils ne donnèrent plus de nouvelles à leur famille. Ils vécurent ensemble quelques mois ; mais la facilité de rencontres et les distractions de la ville les amenèrent à vivre d’autres aventures si bien qu’ils se perdirent de vue. Une quinzaine d’années plus tard, ils se rencontrèrent par hasard. Le coup de foudre de l’adolescence détonna à nouveau. Ils décidèrent de vivre sous le même toit comme conjoints, sans union officielle car cela n’était pas encore possible.

Un bon jour, Jonas, un frère de Luc, mit par hasard la main sur une copie d’un magazine gai de Montréal. Avec surprise, il vit la photo de son frère qui avait été proclamé Monsieur Cuir. Par l’entremise du bar où s’était passé l’événement, il obtint ses coordonnées et lui parla au téléphone. Luc lui annonça que Martin était son conjoint. Il apprit alors que ses parents de même que ceux de son ami étaient décédés quelques années auparavant.

Lors d’un autre téléphone, Jonas mentionna à son frère que sa fille attendait un bébé et qu’elle avait l’intention de le demander comme parrain, la marraine devant être une des sœurs de la mère. Luc accepta en principe. La fille de Jonas, connaissant maintenant le lien qui unissait Luc et Martin, alla voir le curé et lui demanda s’il était possible d’avoir deux hommes comme parrains. Le jeune curé répondit que c’était impossible ; mais il expliqua que le droit canonique permettait dans certains cas un parrain seul ou une marraine seule. – Je pense que je peux répondre à votre désir, dit-il. Je vais inscrire au registre que votre oncle est le parrain accompagné de son ami. De même, je réponds aux vœux de l’Église et aux vôtres. Les deux amis pourront signer le registre paroissial et se considérer comme co-parrains.

Le baptême eut lieu quelques mois plus tard. Jonas avait invité les frères et les sœurs de Martin. Les retrouvailles furent très touchantes. Tous étaient émus et fiers de vivre une primeur avec la présence de deux parrains. Pour Luc et Martin, ils revenaient la tête haute dans l’église où ils avaient été baptisés et dans la paroisse d’où ils avaient été chassés.

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# 187       5 janvier 2014

Un chapeau ensorcelé
Quand j’étais jeune, un de nos voisins venait souvent passer la veillée chez nous. Il s’appelait Cyrille et il était âgé d’une cinquantaine d’années. Il nous racontait souvent des histoires qui nous intéressaient au plus haut point. Un soir, il a sorti sa pipe brune sur laquelle il avait taillé des caractères anciens et il a dit : - Mes enfants, je vais vous raconter une histoire qui m’est vraiment arrivée. Retenez votre souffle jusqu’à la fin. La voici cette histoire.

Il bourra sa pipe, l’alluma et s’assit très droit.

* * * *

J’avais 13 ou 14 ans. Mon père était cultivateur dans le rang 6. D’habitude, le matin quand la traite des vaches était terminée, ma mère réunissait la famille pour faire la prière avant le déjeuner. Ce matin-là, elle avait été demandée chez un voisin dont la petite fille était malade. Quand elle est revenue, nous finissions de dîner.

Comme la température était plutôt maussade, moi et mes deux frères avions projeté d’aller pêcher au petit lac pas loin de chez nous. Nous avons demandé la permission à ma mère qui nous a répondu : - Nous allons faire la prière du matin et après vous pourrez y aller.

Nous qui pensions que pour une fois nous avions eu congé de prière, nous étions déçus. Je dis alors à ma mère : "Je vous promets que, parvenus au lac, nous allons faire la prière." Finalement ma mère accepta. Au fond de moi-même, je n’avais pas du tout l’intention de respecter ma promesse.

Sur les entrefaites, un jeune voisin arriva. Je l’invitai à venir avec nous. Il répondit qu’il n’avait pas de perche. Alors, je suis allé chercher ma petite hache dans le hangar et l’ai assuré que j’allais lui préparer une perche quand nous serions rendus là-bas. J’apportai une ligne et des hameçons.

Parvenu au lac, je me suis amusé à couper une grosse branche. Mon plus jeune frère qui était près de moi a reçu un éclat de bois en-dessous de l’œil droit. Le sang a giclé. Nous étions apeurés. J’ai pensé tout de suite que Dieu nous punissait pour ne pas avoir fait la prière. Nous avons décidé de retourner à la maison. À mi-chemin, cachés par des broussailles, nous avons étendu mon jeune frère sur le sol et nous avons commencé la prière. C’était la première fois de notre vie que nous priions avec autant de ferveur. Je nous vois encore à genoux autour de mon frère implorant le ciel que la blessure ne soit pas trop grave.

La prière terminée, nous avons repris notre marche. Non loin de là, j’ai aperçu un chapeau de paille. J’ai couru le chercher. Je l’ai examiné attentivement. Il avait été tissé avec de la vraie paille qui servait à remplir les paillasses. Pour faire diversion au drame que nous venions de vivre, je mis le chapeau sur la tête de mon jeune frère. Sa blessure a guéri instantanément. "Le bon Dieu nous a écoutés, me dis-je."

Rendus à la maison, mon père qui était revenu des champs nous demanda d’où venait ce chapeau. Je lui répondis que nous l’avions trouvé tout près d’une clôture dans son champ. Alors, il le prit et dit : - Je l’aime ce chapeau. Je le garde.

Il le mit sur sa tête et le garda tout le reste de la journée. Il devint inséparable de son chapeau. Dans les jours suivants, mon père constata que son foin poussait à un rythme incroyable : presque un pouce par jour. Bien plus, de jeunes tiges sortaient de la terre et se développaient encore plus rapidement. Pendant ce temps, le jardin de ma mère se mit à péricliter. Les tiges de concombres et de citrouilles séchaient. Les feuilles des fèves tombaient. Ma mère était découragée et faisait pression auprès de mon père pour qu’il détruise ce fameux chapeau.

Les gens des alentours qui passaient devant chez-nous étaient estomaqués de voir la hauteur du foin et sa densité. Certains cultivateurs des environs sont venus interrogés mon père. Il s’est contenté de dire qu’au printemps il avait répandu sur le sol de l’engrais chimique : ce qui était inconnu pour eux à l’époque. Même si mon père ne savait pas que le chapeau avait guéri mon jeune frère, il croyait qu’il était porteur d’effets bénéfiques, au moins pour lui. Certains venaient à la maison et affirmaient même que le chapeau leur appartenait. Mon père ne bronchait pas.

En même temps, mon père devint de plus en plus anxieux de perdre ou de se faire voler son chapeau. Il installa une serrure dans un tiroir de bureau de sa chambre à coucher. Avant de se mettre au lit, il le déposait dans ce tiroir et épinglait la clé sous sa camisole de laine. Normalement, le soir avant de se coucher, mon père allait faire boire ses chevaux. Il ne voulait plus y aller, craignant qu’à la brunante, on lui vole son chapeau. Je devais le remplacer.

Au moins deux semaines avant les autres, mon père décida de couper son foin. Il attela les deux chevaux à la faucheuse. Il comprit vite que la faux ne parvenait pas à couper le foin vu sa trop grande densité. À tout moment, il devait arrêter les chevaux, se lever de son siège et aller dégager les lames triangulaires qui étaient bloquées par des mottes de foin. C’était un exercice périlleux. Il devait dégager la faux avec ses mains et les chevaux pouvaient repartir à tout moment. Finalement, il se découragea, ôta son chapeau et, pris de rage, le lança au loin. Il revint penaud à la maison, tête nue. Ma mère l’interrogea à ce sujet ; mais ses réponses étaient évasives.

Pendant la nuit, mon père décida que la meilleure solution était de couper son foin à la petite faux. Il regrettait de s’être départi de son chapeau si prolifique. Le matin, par habitude, il prit la clé du tiroir. Il l’ouvrit et découvrit avec stupeur que son chapeau était là. Il le remit sur sa tête.

Toutefois, mon père devenait de plus en plus déprimé. Ses voisins le voyaient couper son foin à la petite faux, le chapeau de paille sur la tête. Ils se moquaient de lui. La rumeur fit le tour de la paroisse et plusieurs voitures de promenade passaient par chez-nous : ce qui était inhabituel. Les uns rigolaient ; les autres lui lançaient des invectives le traitant de sorcier. Sous la pression, mon père craqua et ne voulut plus sortir de la maison.

Un jour que j’étais seul avec lui à la maison, je lui racontai en détails notre aventure de pêche. Il me dit : - Je me doutais bien que ce chapeau était ensorcelé. Depuis quelque temps, j’essaie de m’en défaire ; mais c’est impossible. Tiens, l’autre jour, j’avais l’intention de le brûler. J’ai soulevé la roulette du poêle. J’ai levé le bras pour enlever ce satané chapeau ; mais mon coude a bloqué. J’ai remis la roulette en place et mon bras redevint normal.

En me disant cela, mon père tremblotait. Jusqu’à ce jour, il avait toujours fait semblant de ne rien voir. Il était à ce point ensorcelé par son chapeau qu’il ne réalisait pas la détresse de ma mère qui voyait son jardin en décrépitude. Mon père me confia qu’il allait recommencer à travailler et tout faire pour qu’on lui vole son chapeau.

Le lendemain, en arrivant au champ, il mit le chapeau sur un piquet. Quand il revint, il constata avec joie que le chapeau n’y était plus. Son euphorie fut de courte durée. En passant la main dans ses cheveux, il constata avec stupeur qu’il l’avait bel et bien sur la tête. Il continuait à placer le chapeau dans son tiroir de bureau la nuit, mais sans le fermer à clé. Le chapeau ne bougeait pas.

Quelques jours plus tard, une dame habillée en noir et portant une cornette sur la tête se présenta à la maison. Je l’avais aperçue de loin, marchant lentement et gesticulant. Elle ressemblait plus au diable qu’au bon Dieu. Elle avait à la main un sac en papier. Elle frappa à la porte et entra en coup de vent. Mon père sursauta. Ma mère étouffa un cri. La dame ouvrit le sac et en ressortit un chapeau identique à celui de mon père. Elle dit alors : - Le chapeau que vous avez m’appartient. C’est moi qui l’ai tressé avec des fétus de paille que j’ai pris dans notre grange. La preuve, regardez cet autre chapeau, il est semblable au vôtre.

Mon père était content ; mais contractait son visage pour exprimer une grande tristesse. La dame reprit : - Vous allez me remettre mon chapeau. En retour, je vous remets celui que mon mari a porté depuis la perte du vôtre.

Mon père fit semblant d’évaluer l’offre. Il explosa : "Gardez-les vos christ (excusez l’expression) de chapeaux. J’en ai marre de vos petits jeux. Sortez immédiatement d’ici et je ne veux plus jamais vous revoir." La dame marmonna des sons incompréhensibles, prit les deux chapeaux et disparut sans avoir franchi la porte.

Dans les jours qui suivirent, le foin se mit à décroître jusqu’à sa taille normale. Le jardin de ma mère reprit de la vigueur. Sur les entrefaites, un de mes oncles m’a demandé d’aller l’aider à finir ses foins. Mes parents acceptèrent. Quand je revins au bout d’une semaine, j’ai été sidéré de trouver dans un des tiroirs de mon bureau de chambre l’un des chapeaux de la sorcière ou un autre semblable.

J’étais jeune et fantasque. Je décidai de le porter au grand désespoir de mes parents. Rien ne se passa de particulier dans la maison ou sur la terre de mon père. Un jour, je suis allé à la pêche avec un cousin. Ce fut une pêche miraculeuse pour moi. Les truites mordaient sans relâche et étaient plus grosses que d’habitude. Je compris alors que la sorcière avait été indulgente à mon égard et qu’elle avait voulu se dédommager face à mes parents. Pendant deux ou trois ans, je fis des pêches miraculeuses jusqu’au jour où, alors que j’étais au bord du lac, un coup de vent emporta mon chapeau qui se mit à flotter. Je pouvais y voir des petits lutins qui ricanaient et me faisaient des signes d’adieu.

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# 163       24 décembre 2013

Un coffre de malheur
J’avais 15 ans. On était au moins d’août. J’étais en train de lire pour la troisième fois le roman de mœurs et d'aventures de Georges Boucher de Boucherville : Une de perdue, deux de trouvées. Ce livre m’avait été donné par l’inspecteur d’écoles quelques années auparavant. C’était une version en bande dessinées et comme je savais que l’auteur était un de mes cousins éloignés, j’appréciais beaucoup ce livre.

Ma mère m’aborda et me dit : - Tu devrais aller avec ta sœur faire une visite au corps. Monsieur Théodore est sur les planches depuis hier.

Je me rendis donc à la résidence de cette famille qui demeurait à environ un kilomètre de la maison. J’offris mes condoléances à la famille éprouvée et je récitai avec eux le chapelet. Quand je voulus partir, ma sœur me dit : – Je voudrais rester encore quelque temps avec mon amie Josephte. Tu peux t’en aller. Je retournerai chez nous plus tard.

Après avoir franchi environ 200 mètres, je vis un coffre le long de la route. Comme je m’apprêtais à le ramasser, une dame qui demeurait tout près me dit : - Ne touche pas à ce coffre. Il peut t’apporter malheur. C’est l’escroc de Gaspard, le fils d’Elzéar, qui l’a jeté là hier. Je l’ai bien vu.

Me moquant de cette dame, je pris le coffre et l’amenai à la maison. Je montrai le coffre à ma mère et lui demandai qui était Gaspard. Elle me dit : – Le mois dernier, il s’est fiancé avec Jocelyne, la fille d’Emmanuel, mais celle-ci a rompu ses fiançailles. Depuis ce temps, il erre dans la campagne sans trop savoir ce qu’il fait.

Je me précipitai dans ma chambre. Le coffre était muni de deux portes. Sur l’une on pouvait lire alpha et sur la face opposée était gravé oméga. Dans mes études, j’avais appris un peu de grec. Je savais qu’alpha était la première lettre de l’alphabet grec et oméga la dernière. Je ne savais pas trop quelle porte je devais ouvrir. Je décidai finalement d’attendre au lendemain.

Pendant la nuit, je fis un rêve bizarre. Je volais comme un ange dans le ciel quand soudain la route que j’empruntais se termina abruptement. Toutefois, il y avait une flèche vers la gauche et une autre vers la droite. Je décidai de prendre la voie de droite. Je vis une somptueuse maison. J’y entrai. Mon coffre était là. Je voyais le côté oméga. Je sentis une douleur dans mon dos et je sortis de la maison. Un peu plus loin, je me suis retourné et j’ai vu la maison qui brûlait.

Je continuai ma route et j’empruntai la voie de gauche. Encore là, il y avait une maison mais beaucoup plus modeste que l’autre. Elle ressemblait à notre maison familiale. J’ouvris la porte et je vis des dizaines d’anges festoyer et prier autour d’un coffre, encore le même. Cette fois, je voyais le côté alpha. Je pense avoir dormi quelque temps dans cette maison, enivré par les chants mélodiques.

Quand je me réveillai le matin dans ma chambre, j’ouvris la porte du côté alpha. Mon rêve m’avait fait comprendre que cette porte était celle de la quiétude. Dans une boule d’ouate, je vis une bague. Je compris qu’il s’agissait de la bague de fiançailles de Jocelyne et que le malheureux Gaspard s’en était débarrassé. Toutefois, je me demandais pourquoi il avait gravé ces symboles sur les deux portes. Je remis la bague dans le coffre.

Au cours de l’après-midi, ma mère eut le plaisir de recevoir un de ses cousins qui était prêtre et qui enseignait le grec au collège. Elle lui parla de ce coffre. Il était anxieux de le voir. Je suis donc allé le chercher. Quand il aperçut les deux lettres grecques, il s’exclama : – Mais qui par ici peut faire un si bon travail ?

Il continua en disant : - J’ai un ami au collège qui collectionne les coffres. Il a en sa possession un des premiers coffrets d’écolier qui a été fabriqué ici même au village. Je suis certain qu’il aimerait voir ce coffre.

Ma mère qui se sentait mal à l’aise face à cet objet prit la balle au bond et lui dit : "Je pense que mon fils est d’accord pour que vous lui apportiez." J’étais à la fois fâché et content. J’avais l’intuition que ce coffre pourrait avoir des pouvoirs maléfiques sur moi et sur ma famille. Je me suis donc dit d’accord. Le cousin de ma mère partit avec le coffre sous le bras.

En septembre, je retournai au collège. Quand j’ouvris le casier qu’on m’avait attribué, à ma grande surprise le coffre était là. Je l’ai caché derrière mes vêtements d’automne. Je n’osais pas aller en parler au cousin de ma mère.

Quelques jours après la rentrée, des confrères imaginèrent de jouer un tour au portier du collège. Ils me déléguèrent pour faire la besogne. J’allai le trouver et lui dit que les parents de Victor Hugo étaient sur le point d’arriver. Je lui demandai de l’appeler au parloir. Ce qu’il fit. Ce fut un rire général dans la salle de récréation. Un maître de salle qui était de garde alla voir le portier qui lui indiqua que c’était moi qui était le responsable de ce faux appel. Il alla voir le directeur qui me demanda à son bureau. J’ai eu là une sévère réprimande avec en prime que mes parents en seraient informés lors du prochain bulletin scolaire.

Le temps passa. Les autorités du collège réalisèrent qu’il s’y faisait de la contrebande de cigarettes. Une fouille générale des casiers fut entreprise. On trouva mon coffre. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai craint le pire. Je savais que le cousin de ma mère avait eu un différend avec son ami à cause du partage des tâches, mais pas plus.

Le directeur me fit venir à son bureau et me dit : – J’ai fait une enquête concernant le coffre qu’on a retrouvé dans votre casier. Le propriétaire me dit qu’on lui a subtilisé. Vous êtes donc accusé de vol. Le tour que vous avez joué s’ajoute à votre dossier. Ce soir, le conseil du collège se réunit et demain je pourrai vous dire ce qui vous attend.

J’ai fait des cauchemars la nuit durant. Le matin, le directeur m’indiqua que j’étais mis à la porte du collège. Je pris le train et retournai chez mes parents. Mon père m’a dit : – Maintenant que tu n’as plus à étudier, tu vas travailler sur la terre avec moi. C’est le temps de ramasser les patates. Après ce sera les roches, puis le bûchage.

J’étais complètement dévasté. Je montai à ma chambre pour revêtir mes habits de travail. Je commençai par vider ma valise de son contenu. Une surprise m’attendait. Dans le fond de la valise, j’ai trouvé le fameux coffre pour lequel j’avais été exclu. Je courus informer ma mère. Elle me dit qu’elle irait voir le directeur du collège.

Le lendemain, avec le coffre dans sa bourse, ma mère se présenta chez le directeur : - Je vous apporte, dit-elle, le fameux coffre qui a entraîné une punition exemplaire à mon fils.

– Mais c’est impossible, reprit l’homme, je l’ai remis à son propriétaire après le départ de votre fils.

– Vous voyez bien que mon fils n’est pas responsable de toute cette histoire de coffre. Je vous demande de le réintégrer au collège.

– Je vais faire une enquête minutieuse, de rétorquer le directeur, et je vous en donnerai des nouvelles.

Après le départ de ma mère, en soirée, le directeur ouvrit le coffre du côté oméga. Il sentit alors un vent froid traverser son bureau. Il entendit des cloches retentir en un vacarme épouvantable, puis tranquillement se terminer en glas. Le responsable de la chapelle se précipita vers le clocher. Dès la première marche, les cloches s’arrêtèrent. Il monta quand même au clocher. Parvenu en haut, il regarda à l’extérieur. La maison du portier qui était tout près du collège était en feu.

Le lendemain, un ancien du collège se présenta au bureau du directeur.

– Je m’intéresse depuis longtemps aux phénomènes paranormaux, dit-il. Je crois que vous êtes aux prises avec deux coffres.

– Quoi ? répliqua le directeur. Il y aurait deux coffres. C’est encore plus grave que je pensais.

– Voilà ce que je vous suggère, reprit l’ancien, reprenez le coffre de son propriétaire et allez placer ces deux objets maléfiques dans une voûte. N’oubliez pas. Il ne faut plus les ouvrir. Pour ma part, je m’engage à faire construire deux petits clochers sur le toit du collège. Je ferai emmurer les deux coffres, un par clocher. Le cauchemar du collège sera définitivement terminé.

Le directeur respirait mieux. Il écrivit à mes parents leur disant que je pouvais être réintégré au collège mais que je serais sous haute surveillance. Je fis donc mes études classiques. Je devins plus tard psychiatre. J’achetai une maison en face du collège. J’y installai mon bureau.

Maintenant, le soir, quand je regarde les deux petits clochers, je vois sur l’un des flammes rouges, signes de l’enfer, et sur l’autre des flammes bleues, signes du ciel. Ces flammes s’agitent en des scintillements de lueurs. Toutefois, mes collègues et amis ne voient rien de cela. Moi, je les vois et cela me rappelle les durs moments que le coffre m’a fait subir.

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# 134       11 décembre 2013

Un Noël bizarre
Il y a une dizaine d’années, ayant trouvé un travail chez un éditeur, j’ai décidé de m’installer à Montréal. J’ai réussi à trouver un logement dans un vaste immeuble. Je n’ai pas pu visiter l’appartement convoité. La gérante me fit visiter un appartement semblable. J’ai signé un bail entrant en vigueur le 1er novembre.

Lorsque je suis entré dans mon appartement pour la première fois, j’ai senti une présence. Mais je n’y ai pas attaché d’importance. De temps à autre, j’entendais des bruits suspects provenant des portes des garde-robes. Même une nuit, le craquement fut si fort que j’en fus réveillé.

Chaque matin, je partais vers huit heures pour le travail. Avec le temps, j’ai remarqué que souvent un enfant d’environ 10 ans marchait lentement dans le corridor. L’enfant était vêtu comme dans les années 1970 et il portait un sac d’écoles de la même époque. Cela m’intriguait. De temps à autre, quand je revenais du travail, je voyais un homme d’une quarantaine d’années un balai à la main et habillé lui aussi à l’ancienne. Mais comme il travaillait, j’ai pensé que c’était un concierge.

En vue des fêtes de Noël, j’ai fait cuire une dinde. Quand la cuisson fut terminée, j’ai vu le long du mur des filets rougeâtres. Je me suis dit : "Ça y est, il y a eu un meurtre dans ce logement. Le cadavre a été caché dans le plafond."

Je n’osais en parler à personne de peur qu’on pense que je sois dérangé. J’ai préparé comme d’habitude un arbre de Noël. Ayant été invité à réveillonner chez un de mes frères à Drummondville, j’avais acheté une tablette à ma nièce Rébecca et une à mon neveu François parce que leurs parents n’avaient pas les moyens financiers pour acheter de tels gadgets.

Le matin du 24 décembre, comme je ne travaillais pas, je suis sorti vers 10 heures. L’enfant était dans le corridor, l’air plus songeur que d’habitude. Il ne portait pas de sac d’écoles et était habillé comme pour aller jouer dans la neige. Il avait une guirlande autour du cou. Je m’approchai de lui. Comme j’étais à environ deux mètres, je lui ai dit bonjour. Mais il a disparu. Quand je suis revenu à mon logement, le cadeau de François n’était plus là. À la place, il y avait un message : "Parlez à mon Père, je veux me retrouver au ciel. Ce n’est pas de ma faute."

J’ai longuement réfléchi à ce message. J’ai pensé qu’il provenait du jeune garçon. Il avait écrit Père avec un p majuscule. Voulait-il parler de Dieu le père ou de l’homme que j’avais vu à quelques occasions ? S’il n’était pas au ciel, il était peut-être en enfer ou au purgatoire ? Qu’avait-il fait pour mériter une telle punition ? Que voulait-il dire quand il affirmait que ce n’est pas de sa faute ?

En plus du message, ce qui me faisait frissonner, c’est la disparition du cadeau. À la dernière minute, j’ai appelé mon frère pour me décommander du réveillon chez lui prétextant des maux de tête persistants.

Pour relaxer un peu, pendant la soirée, j’ai bu deux ou trois bières. Vers 23 heures, on cogna à la porte. Je m’y dirigeai à pas feutrés. Je regardai dans l’œil. Je reconnus le concierge vu auparavant. Sentant sans doute ma présence, il dit d’une voix caverneuse : "Où est mon fils ? Où est mon fils ? Je sais que vous l’avez enlevé." Voulant tirer l’affaire au clair, je dis : "Comment s’appelle votre fils ?". Un coup de balai frappa la porte. J’ai reculé. La voix continua : "Où est mon fils Francis ? Où est mon fils ? Si je ne le retrouve pas, vous aurez de grands malheurs. Vous allez brûler en enfer." Prenant mon courage à trois mains, j’ai tourné la poignée de la porte. Au même moment, j'ai regardé dans l’œil, il n’y avait plus personne. J’ouvris doucement la porte. Le corridor était vide.

Je n’avais plus le cœur à prendre une collation. Je décidai de vérifier mes courriels. J’en avais un de mon frère et un autre d’un dénommé Francis. Le cœur me battit fortement. Devrais-je l’ouvrir ? Peut-être contenait-il des virus ? Dès que j’ai cliqué pour ouvrir le message de Francis mon ordinateur s’est éteint.

Je suis allé me coucher en titubant comme si j’avais bu une caisse de 12. Vers deux heures de la nuit, j’entendis des pas dans le salon. J’étais certain que des voleurs étaient entrés pour voler la tablette restante. J’ai essayé de me lever, mais les jambes ne répondaient pas. Tout à coup, j’ai senti de la fumée empreinte de résine de sapin. J’appréhendais que les voleurs aient mis le feu dans mon arbre de Noël. Cette senteur m’enivrait. Je sentais une énergie inconnue parcourir mes membres. Mon cœur battait fortement. J’ai réussi finalement à me lever. Il n’y avait personne.

J’ai ouvert la porte de l’appartement. La senteur était encore là dans le corridor. Au même moment, des personnes sortaient de l’appartement d’en face. Je leur ai demandé s’ils sentaient de la fumée. Ils ont fait signe que non et m’ont regardé d’un drôle d’air.

Je suis retourné au lit. Au lieu de faire des cauchemars, j’ai passé la nuit la plus agréable de toute ma vie. Je flottais comme sur des nuages. Je voyais mon corps étendu sur le lit. Je m’en étais détaché. J’éprouvais des sensations de bonheur et de force. Je rencontrais des familles vêtues à l’ancienne qui venaient à ma rencontre avec de grands sourires, qui me donnaient la main et qui me souhaitaient Joyeux Noël. Ces personnes ne cessaient de me dire combien j’étais important pour eux. L’un m’a dit : "Vous avez sauvé ma fille de la noyade." Un autre : "C’est grâce à vous si aujourd’hui je suis encore en vie." Un troisième : "J’aurais aimé que vous soyez là le soir fatidique."

Quand j’ai entendu le dernier interlocuteur, j’ai regardé mon corps qui me faisait un clin d’œil. En même temps, j’ai reconnu le jeune Francis. J’allais lui demander des explications. Mais il a disparu. À ce moment, mon rêve a pris une autre tournure. Je voyais Francis au purgatoire. C’était comme dans un hôpital de soins psychiatriques. Les uns marchaient de long en large ; d’autres l’entouraient et lui chatouillaient la pointe des pieds. À la séquence suivante, j’ai vu son père perdu dans les flammes de l’enfer. Je me suis dit : "Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour que le diable m’apparaisse."

Tôt le matin de Noël, j’ai appelé la gérante de l’immeuble. Elle m’a donné rendez-vous à son bureau. Je m’y suis présenté la mine basse. J’étais comme quelqu’un qui a dormi sur la corde à linges. Je lui ai raconté mon histoire en détails. Elle a été compréhensive et ne m’a pas jugé. Je lui ai demandé si elle pouvait sortir le dossier relatif à mon appartement. Elle a accepté. Elle a retrouvé le bail de 1974 signé Marc Potelin. Elle a retrouvé aussi une copie d’un rapport de police qui contenait ceci : "Je me suis présenté à l’appartement 214 le 24 décembre 1974. Les pompiers étaient en train d’éteindre un incendie dans ce logement. Le feu provient, selon les pompiers, soit de l’arbre de Noël, soit d’un article de fumeur près d’un fauteuil. Pourtant, il n’y avait pas d’ampoules dans l’arbre. On a retrouvé du sang dans la plus petite chambre qui semble être celle d’un enfant. Mais, il n’y avait personne dans le logement." C’était signé G. M., enquêteur.

J’étais partiellement rassuré. Mon logement avait été la scène d’un incendie et peut-être d’un crime des dizaines d’années auparavant. Mais, qu’étaient devenus les occupants du logement ? Où étaient Marc Potelin et son fils ?

Je me suis présenté au poste de police et j’ai demandé à consulter les archives concernant les disparitions. Aucun dossier ne concernait l’individu qui avait habité mon logement. J’ai pensé que, peut-être, il avait été victime d’un crime comme d’un meurtre. Encore là, je n’ai rien trouvé.

Je suis allé à la Bibliothèque nationale du Québec pour consulter les journaux de l’époque. J’ai trouvé qu’un dénommé Marc Potelin était décédé d’un accident d’automobile le 24 décembre 1975, soit un an plus tard, et qu’il était accompagné d’un fils appelé Francis qui lui aussi était décédé. Dans l’article du journal, une note intrigante apparaissait. Il était écrit : "Le fils avait une blessure importante à la cuisse qui semblait être là depuis plusieurs mois." De plus, on mentionnait que la dernière adresse connue de Monsieur Potelin était celle de mon appartement.

Les morceaux du casse-tête s’assemblaient peu à peu. Mais je ne comprenais pas pourquoi le père et le fils avaient continué à circuler dans mon immeuble.

Quoi qu’il en soit, comme je connaissais beaucoup d’éléments de la vie du père et du fils, je me sentais plus en sécurité. Mais pour ne pas prendre de chance, j’ai écrit un texte sur un carton que j’ai épinglé sur le mur là où j’avais vu des traces de sang. Le texte se lisait comme suit : "À Marc et à son fils Francis. Maintenant que je sais ce qui vous est arrivé, cessez de hanter mon immeuble et mon logement. Reposez en paix. Je vais prier pour votre admission au ciel."

Le lendemain, les traces rougeâtres avaient disparu de mon appartement. Par la suite, pour ne pas provoquer ces fantômes, j’ai cessé de monter un arbre de Noël. Les bruits suspects ne se font plus entendre et je ne sens plus de présence inopportune dans mon logement.

Je n’ai pas osé déclarer le vol de ma tablette à la police. J’en ai acheté une autre pour François et le cœur léger, je suis allé réveillonner chez mon frère la veille du jour de l’An.

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# 117      4 décembre 2013

Le cheval de Troie
Troie Marquis était le propriétaire de la terre voisine de mon père. Quand nous étions jeunes, nous jouions souvent avec ses enfants car ils avaient à peu près le même âge que nous. Dans leur dos, nous les appelions les petits Troyens. Le temps a passé. Les petits Troyens sont devenus grands et ont déserté la terre. Chez nous, un seul de mes frères qui à l’époque avait 20 ans a persisté. Son rêve était d’hériter de la ferme familiale, de moderniser les instruments aratoires, soit de passer des chevaux au cheval-vapeur, et d’augmenter son troupeau de vaches.

Un beau jour du mois de juillet, alors que j’étais en vacances chez mes parents, mon père coupait son foin à l’aide d’une faucheuse tirée par deux chevaux pendant que moi et mon frère, munis d’une petite faux, éradiquions les herbes qui restaient autour des tas de roches et à proximité des clôtures. Troie qui nous observait vint trouver mon père et lui dit :

- J’ai pris une décision importante. Je vends ma terre et je vais m’installer au village. J’y ai déjà fait des démarches pour m’acheter une maison.

- Mais tu n’as pas encore 60 ans, de reprendre mon père. Pourquoi ce départ ?

- J’ai perdu mon meilleur cheval il y a quelques jours. Gribouille, mon beau cheval noir est maintenant sans vie à la frontière de ma terre.

- Qu’est-il arrivé ?

- Je ne sais pas trop. Quand je suis arrivé à l’étable ce matin-là il était étendu dans sa crèche, mort. J’avais le goût de pleurer.

- Quelles sont tes conditions pour ta terre ?

- Tu es le premier à qui j’en parle. Si tu es intéressé fais-moi signe.

Mon frère qui écoutait la conversation s’approcha et dit au grand étonnement de mon père :

- Je serais peut-être intéressé.

- Alors, viens me voir chez nous, de reprendre Troie.

À son retour, mon frère expliqua que Troie exigeait 2000 dollars comptant et 400 dollars par année pendant 15 ans. Cela comprenait toutes les dépendances : bâtisses, instruments aratoires et animaux. Mon père était en désaccord total.

- Tu ne peux t’engager pour une si grosse somme. Tu ne pourras pas arriver. Et moi qui avais l’intention de te céder ma terre un jour. En plus, tu n’es pas marié.

Au début de septembre, mon frère fêta son 21e anniversaire de naissance. Il dit à mon père :

- Maintenant que je suis majeur, je peux réaliser mon rêve. Toutefois, il faudrait que vous me prêtiez les 2000 dollars d’acompte.

Depuis ce temps, mon père sans le dire avait changé d’avis. Il rétorqua : - Je suis d’accord. Je te donne ce montant pour les nombreux services que tu m’as rendus sans salaire depuis que tu es tout jeune. Ce sera ton héritage.

La transaction fut effectuée quelques jours plus tard. Troie et sa femme déménagèrent au village dans une maison située sur une petite rue qui longe le cimetière. La nuit suivant son arrivée, ma tante Euphrosine qui demeure tout près du cimetière entendit des bruits de sabot provenant de ce lieu. Elle se leva et regardant par la fenêtre elle n’y vit aucune présence suspecte.

Pendant les nuits suivantes, le même phénomène se produisit. Elle en parla au bedeau qui déclara ne pas être au courant.

- La seule chose que je sais, lui dit-il, c’est que le curé entend son cheval hennir la nuit. Cela est inhabituel. Mais le curé pense que je ne le nourris pas convenablement.

Tante Euphrosine fit le tour des voisins du cimetière. Quelques résidents entendaient des bruits bizarres la nuit mais ils ne s’en préoccupaient pas. L’un lui a dit :

- Plutôt que de sniquer la nuit, tu devrais dormir pour ne pas effrayer ton vieux père.

Ma tante était insultée. Elle alla voir la femme de Troie qui lui déclara n’avoir jamais rien entendu. Toutefois, une rumeur se fit de plus en plus persistante. Il était clair qu’un cheval rodait dans le cimetière la nuit. Ma tante téléphona à ma mère et lui demanda si elle était au courant de la rumeur. Ma mère répondit :

- Mon fils est allé au magasin général et on ne parlait que de ça.

Après réflexion, ma mère ajouta :

- C’est drôle que cela a commencé avec l’arrivée de Troie au village. Tu ne le sais peut-être pas mais Troie a perdu un cheval il y a quelque temps.

Voilà une information qui allait relancer la rumeur et incriminer Troie. Deux ou trois jours plus tard, une sœur de Troie alla visiter tante Euphrosine. Elles parlèrent des bruits du cimetière. La sœur de Troie lui fit une confidence étonnante.

- Mon frère m’a expliqué comment son cheval noir était mort. Cela faisait quelques jours que Troie, en arrivant à l’étable le matin, trouvait son cheval errant dans les allées. Il était donc capable de se détacher. Craignant que son cheval finisse par quitter l’étable, il prit un câble et lui attacha au cou. Le lendemain matin, le cheval avait tellement tiré qu’il s’était pendu. N’en parle à personne, c’est un secret de famille.

Tante Euphrosine promit de ne rien dire. Elle se voulait d’autant plus muette que le curé soutenait n’avoir jamais entendu de bruits provenant du cimetière la nuit. Et pourtant, le presbytère était situé en face de ce lieu de sépultures.

Entre temps, Troie avait trouvé un travail à temps partiel. Trois soirs par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi, il transportait une cargaison de boîtes à beurre au village voisin pour les déposer sur le train. Il faut dire que les journaliers de la compagnie travaillaient six jours par semaine et dix heures par jour. La production était très bonne.

Un de ces soirs, alors que Troie avait quitté le village avec une cargaison, le patron visita son écurie et y trouva son cheval. Le lendemain, il en fit la remarque à Troie qui déclara avoir emprunté le cheval de son beau-frère Arthur. Le patron alla voir Arthur qui nia catégoriquement. Tout le monde savait que, à la suite d’une dispute avec le curé, Arthur n’allait plus à la messe. Donc, pour le patron de l’entreprise, il n’était pas crédible. Toutefois, le patron réprimanda Troie et lui défendit d’emprunter désormais un cheval. Il devait prendre celui de la compagnie.

Le lendemain, des jeunes gens du village décidèrent de faire peur à Troie. Au milieu d’une côte que la voiture empruntait, ils déployèrent un immense drap blanc et se cachèrent derrière. Quand le cheval se pointa, ils firent un vacarme épouvantable : c’était un vrai charivari. Le cheval prit peur et partit en trombe. Troie fut incapable de le maîtriser si bien que la cargaison de boîtes à beurre fut projetée dans les champs. C’était une perte presque totale. Le patron fulminait ayant perdu en partie la production de deux jours de travail. Il en voulait aux jeunes gens du village. Mais il commença à douter de Troie. Alors il le congédia.

Le lendemain matin, le curé devait célébrer les funérailles de la doyenne de la paroisse. Très tôt, il alla visiter le cimetière et vit que la croix noire qui y trônait avait été déboulonnée et traînait par terre en morceaux. Sur une pièce, il remarqua la présence d’une empreinte d’un fer à cheval. La situation était troublante. Jusqu’à aujourd’hui, il avait refusé de croire les gens du village mais là le déni n’était plus possible.

Lors du service funèbre, il invita les trois marguilliers à venir le rencontrer après la cérémonie. Le curé proposa d’ériger une clôture en bois autour du cimetière et d’y creuser un fossé suffisamment large pour empêcher un cheval d’y sauter. Ce qui fut accepté.

Pendant que les paroissiens s'adonnaient bénévolement à ces travaux, Troie était assis sur sa galerie et il riait. Ayant appris cela, tante Euphrosine ne fut plus capable de se contenir. Elle téléphona à ma mère pour lui demander conseil. Ma mère répondit :

- Je connais Troie depuis presque 30 ans. C’est un homme au jugement douteux. En un mot, c’est un sans talent. Va voir le curé et raconte-lui ce que sa sœur t’a révélé au sujet de son cheval Gribouille.

Ma tante se précipita au presbytère. Le curé était sidéré : - Je comprends maintenant. Tout est de la faute de Troie.

Il demanda au bedeau d’atteler son cheval et la voiture se dirigea vers l’ancienne terre de Troie. Mon frère qui travaillait sur sa terre en les voyant arriver alla les accueillir. Le curé demanda à mon frère où était la dépouille du cheval de Troie. Mon frère leur dit :

- Une bonne partie a été mangée par des animaux. Mais il reste la tête.

Le curé avait apporté les restes du cierge pascal. Sur les lieux, il demanda au bedeau de l’allumer et fit tomber une goutte de cire sur la tête du cheval. Un hennissement se fit entendre d’abord très fort puis en décroissance. Quand mon frère m’a raconté ce fait, il m’a confié que par la suite il entendait parfois le cheval hennir dans ses rêves.

Toute la paroisse était maintenant au courant de ce qui s’était passé. Il y avait un coupable et c’était Troie. On se donna le mot pour ne plus l’approcher ou pour lui tourner le dos. Troie réalisa rapidement qu’il n’était plus le bienvenu dans le village. Il demanda à son beau-frère de vendre sa maison et il quitta le village en pleine nuit. Il se réfugia en un endroit que personne ne connaît jusqu’à ce jour. Depuis ce temps, il n’y eut plus jamais de vacarme insolite dans le cimetière.

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# 100       25 novembre 2013

Un ange gardien actif
Je me souviens quand Mathilde est venue au monde. J’avais presque quatre ans. En pleine nuit, mon père nous a réveillés moi et mes deux frères et nous a amenés chez la voisine. Je ne comprenais pas ce qui se passait. J’ai demandé à mon père la raison de ce déplacement. Il a répondu : - Je pense que la cigogne va venir nous visiter.

Une cigogne chez nous, c’était impensable pour moi. J’ai compris quand je suis revenu à la maison. Une magnifique petite fille dormait dans un berceau. Dans ma petite tête, je me suis dit : - La cigogne est très gentille.

Dès son jeune âge, Mathilde fut une petite fille difficile. Si nous l’approchions, elle nous mordait. Lorsque nous l’embrassions, elle se mettait à crier. Si elle n’obtenait pas ce qu’elle désirait, elle piochait et hurlait. Seul mon père réussissait à la maîtriser, mais pas pour longtemps. Comme disait ma mère, Mathilde n’était pas un ange.

À l’école, Mathilde s’est rapidement fait remarquer. Si elle ne savait pas ses leçons, elle accusait l’institutrice de les lui avoir mal montrées. Si elle faisait des fautes dans ses devoirs, elle disait que l’institutrice voyait des fautes partout. Elle avait en horreur le catéchisme et, au lieu des réponses attendues, elle disait des grossièretés : ce qui faisait rire les autres élèves mais choquait l’institutrice. Cette dernière ne savait pas comment réagir face à cette petite fille en apparence docile mais d’une cruauté sans pareille.

Un jour, Mathilde amena derrière l’école deux garçons plus vieux qu’elle. Elle releva sa jupe et leur montra ses fesses. Un des garçons revint et en informa l’institutrice. Mathilde nia le fait en accord avec l’autre garçon. Un autre jour, elle s’était cachée derrière l’école. Elle arrêta le premier garçon qui passait et tenta de mettre une main dans ses culottes. Encore une fois, elle nia.

Cette fois, c’en était trop. L’institutrice vint voir ma mère à la maison et lui fit la liste des infractions réelles ou présumées de Mathilde. Bien sûr qu’elle appuya sur les fautes reliées aux bonnes mœurs. Encore une fois, Mathilde nia et accusa l’institutrice d’être jalouse parce qu’elle n’avait pas de prétendant. Ma mère dit à l’institutrice : - Merci de m’avoir informée. Son père revient des chantiers dans une semaine et soyez assurée que Mathilde va devoir filer doux.

Pendant les mois qui suivirent, la jeune fille adopta un comportement moins agressif. Si elle était accusée d’avoir voulu embrasser un garçon, l’institutrice minimisait son geste en accusant le garçon d’avoir provoqué la situation. Mathilde sentait que son contrôle progressait et elle planifiait davantage ses interventions.

L’année suivante, une nouvelle institutrice fut engagée. Elle était douce et compréhensive. Ayant entendu raconter ce qui s’était passé l’année d’avant, elle gardait Mathilde après l’école non pour la punir mais pour pouvoir jaser avec elle. Pour couvrir son geste, elle disait aux autres enfants, qu’elle avait besoin d’elle pour nettoyer les tableaux. Le comportement de Mathilde changea quelque peu.

Un jour de juillet, ma mère me demanda d’aller aux fraises. Je devais être accompagné de Mathilde et d’un autre de mes frères. Nous nous sommes rendus au sixième rang là où l’ancien propriétaire de la terre, Monsieur Godbout, avait un petit chalet. Nous lui avons demandé la permission de ramasser des fraises non loin du chalet : ce qui fut autorisé. Toutefois, le bonhomme Godbout, comme nous l’appelions, nous a avertis d’être très prudents parce que, selon lui, des êtres malveillants rôdaient aux alentours. Cette remarque enchanta Mathilde et elle affirma qu’elle n’avait pas peur. Même qu’elle souhaitait les affronter. Le propriétaire était éberlué. Il était impensable pour lui qu’une jeune fille si frêle tienne de tels propos.

Au bout d’une dizaine de minutes, un magnifique oiseau aux ailes grises se mit à tournoyer au-dessus de nous. Le duvet de son corps était blanc comme neige et son envergure rivalisait avec celle d’un aigle. "Ça y est, me dis-je, voilà le mauvais esprit dont nous a parlé le bonhomme Godbout." Au même moment, j'ai vu sortir de la forêt un homme d’une soixantaine d’années vêtu d’une robe brune en étoffe du pays. Il avait sur la tête un capuchon de couleur brun-marron. Il portait une barbe noire striée de gris. "J’espère que, cette fois, c’est un bon esprit, me dis-je."

Il s’est approché de nous. Il nous a abordés dans une langue étrangère. Ayant appris les rudiments du latin au collège, je reconnus quelques mots mais sans comprendre. Mathilde, elle, comprenait. Elle lui a répondu dans ce qui semblait être la même langue. Moi et mon frère, nous étions éberlués. Comment Mathilde pouvait-elle comprendre et parler le latin sans l’avoir jamais appris ? C’est vrai qu’à la messe la cérémonie se déroulait en latin. Mais cela n’apparaissait pas comme étant le latin de la messe.

L’oiseau qui s’était éloigné revint et tournoya autour de nos têtes en se rapprochant de nous peu à peu. Nous étions figés et nous ne le quittions pas des yeux afin de nous protéger s’il venait trop près. L’oiseau est reparti. Nous étions soulagés. Mais l’homme et Mathilde avaient disparu. Nous avons cherché aux alentours sans résultat. Nous sommes allés avertir Monsieur Godbout. Celui-ci nous a dit : "Allez trouver vos parents et racontez-leur ce qui s’est passé. Quant à moi, je vais faire des recherches et j’irai reconduire votre sœur chez vous."

Nous avons parcouru les deux kilomètres qui nous séparaient de la maison en un temps record. Ma mère était chez la voisine et mon père dans les champs. Nous avons décidé d’attendre leur retour se fiant à la promesse du bonhomme Godbout. Quand ma mère est revenue, nous lui avons expliqué en détails la situation. Elle était dans tous ses états. Elle a dit une phrase qui s’est avérée plus tard divinatoire : "Demandons à son ange gardien de la protéger."

Au même moment, Mathilde entra dans la maison. Sa chaudière de trois livres était remplie à pleine capacité de fraises juteuses et aussi grosses que celles des jardins. Ma mère l’interrogea. Mathilde nia qu’elle avait parlé en latin avec cet homme. Elle nia aussi l’avoir suivi. Ma mère l’invita dans sa chambre et lui dit : "Est-ce qu’il t’a touchée ?" Mathilde fit semblant de ne pas comprendre et se réfugia dans sa chambre.

Le lendemain, une amie de Mathilde qui ne savait rien de l’histoire vint lui demander de venir aux fraises avec elle sur la terre de ses parents. Après des pleurs et des grincements de dents, ma mère accepta à la condition que je me joigne à elles.

Le même scénario se reproduisit : l’oiseau, l’homme, la disparition de Mathilde. Cette fois-ci, je savais que l’homme était venu la chercher. Elle revint à la brunante et nia encore tout. Ma mère a dit : "C’est fini le ramassage des fraises pour toi, cet été."

Pendant les jours qui suivirent, Mathilde passait le plus clair de son temps dans sa chambre. Ma mère était intriguée et lui demanda ce qu’elle y faisait. Elle répondit qu’elle lisait. Ma mère lui demanda d’aller chercher son livre. Le titre était Bons et mauvais anges.

- Où as-tu pris ce livre, de dire ma mère.

- Je l’ai trouvé dans un tiroir de mon bureau, répondit-elle.

Le temps passa. De temps à autre, Mathilde se réfugiait dans un bocage non loin de la maison. Elle revenait de là sereine et joyeuse. Elle n’était plus la fille qu’on avait connue. Elle relisait sans cesse son livre.

Sans le dire, elle faisait le projet de joindre une communauté religieuse. Elle alla voir le curé pour avoir une lettre de recommandation. Ce dernier refusa disant qu’elle serait plus heureuse dans le monde. En réalité, il la considérait comme une pécheresse ayant entendu raconter les frasques d’ordre sexuel qu’elle s’était permise à l’école. Pour lui, c’était clair qu’elle était indigne d’une telle vocation.

Un bon jour, elle reçut une lettre. Ma mère lut sur le dos de l’enveloppe : Communauté des religieuses du Saint-Ciel. La lettre provenait de Québec. Quand Mathilde eut lu la lettre, elle s’écria : "Je suis admise." La seule exigence qui lui restait à franchir était, comme le stipulait la lettre, la permission de ses parents puisqu’elle n’avait que 16 ans.

Dans son for intérieur, ma mère avait toujours rêvé d’avoir une religieuse dans la famille. Mais elle n’avait jamais pensé que Mathilde eût conçu un jour ce dessein. Elle trouvait qu’elle n’avait pas le tempérament pour vivre hors du monde et de surcroît dans une communauté cloîtrée. Finalement, mes parents signèrent.

Elle rejoignit la communauté à Québec où elle prit le nom de Marie-Reine-des-Anges. Pendant 20 ans, on n’a eu aucune nouvelle d’elle. Lors du décès de mon père, elle eut la permission d’assister aux funérailles accompagnée d’une autre religieuse. Nous étions tellement heureux de la revoir. Elle nous expliqua qu’elle était devenue assistante supérieure de la communauté. Elle nous raconta les nombreuses conversations qu’elle avait eues avec l’homme qui était son ange gardien. C’est ce dernier qui l’avait convaincue que, en raison de son tempérament fougueux, la meilleure garantie pour elle d’aller au ciel était de se faire religieuse. C’est même lui qui était intervenu auprès de la Supérieure de l’époque pour la recommander après que le curé eût refusé d’accomplir cette tâche.

Depuis ce temps, la Communauté ayant allégé ses règles, sœur Marie-Reine-des-Anges vient visiter ma mère une fois par année. On en profite alors pour faire une réunion de famille. Fondamentalement, elle n’a pas changé ; mais on sent que son ange gardien n’est pas très loin d’elle.

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# 081       17 novembre 2013

Un Noël périlleux
J’avais 12 ans. C’était un soir d’automne. Après avoir écouté Séraphin à la radio, mon père a fermé le récepteur et nous a dit : - Mes enfants, j’ai une histoire à vous raconter. C’est une histoire vraie, une histoire que j’ai vécue. Je ne l’ai jamais racontée à votre mère. Voici mon histoire :

Quand j’avais 18 ans, avec la permission de mon père adoptif, j’ai décidé d’aller aux chantiers le long de la rivière Humqui. J’étais accompagné de mon cousin Thomas. Nous sommes partis à la mi-novembre. Au camp de bûcherons, nous étions une douzaine de jeunes hommes.

Les premiers jours se passèrent dans la bonne humeur. Mais quand arriva Noël, nous pensions à nos familles et nous envions ceux qui pouvaient fêter à cette occasion. Notre boss nous avait avertis qu’il serait chez les siens à Noël. Aussi, moi et mon cousin nous nous sommes dits : - Nous aussi, on a le droit de fêter.

Deux jours avant Noël, nous avons décidé d’aller à la messe de Minuit. Albert, un des bûcherons, avait un oncle au Lac-Humqui. Nous lui avons demandé s’il serait possible d’aller fêter chez cet oncle. Il nous a répondu : - Je suis certain que mon oncle apprécierait vous recevoir. Chaque année, il invite des jeunes hommes et des jeunes filles du voisinage.

Nous étions trois. Je leur proposai de prendre mon cheval et la voiture qui nous avait amenés au camp, d’autant plus que le boss ne serait pas là. Mais, un obstacle pouvait se dresser devant nous : le cook (cuisinier). Quand le boss partait, c’est lui qui assurait la surveillance du campe. C’était risqué de l’inviter. Mais le neveu nous a dit : - Le cook  connaît mon oncle et ses filles. Il a déjà fêté Noël avec nous. Je suis certain qu’il voudra se joindre à nous.

Avec beaucoup de réticence, le cuisinier accepta mais à la condition de ne pas être absent plus de trois heures. Le lendemain, nous avons bûché avec beaucoup d’entrain.

La veille de Noël, tout le monde s’est couché à 9 heures comme d’habitude. Vers 10 heures 30, j’ai réveillé Thomas et les deux autres. Emmitouflés jusqu’aux oreilles, nous sommes sortis du campe sans faire de bruit. Moi et mon cousin, nous avons attelé mon cheval et nous avons attendu les deux autres qui n’ont pas tardé à venir nous rejoindre.

Il neigeait légèrement ; mais le vent semblait vouloir prendre forme. Après une dizaine de minutes de route, la neige tombait à plein ciel et le vent est devenu plus fort. Tout à coup, une bourrasque nous a atteints en plein visage. La visibilité était presque nulle. Nous avions confiance au cheval pour ne pas perdre le chemin. Mon cousin qui tenait les cordeaux a donc décidé de le laisser avancer sans contrainte. Toutefois, à un moment donné, nous avons frappé un énorme banc de neige. La voiture s’est renversée, le cheval avec elle. Nous nous sommes ramassés dans la neige. Heureusement, personne n’était blessé. Seul le cheval semblait souffrir d’une entorse à une jambe.

Nous avons remis le cheval dans les brancards. Mais, il avait de la difficulté à marcher. Une ou deux minutes plus tard, nous avons aperçu une maison le long du chemin. La cheminée fumait. Cette maison était donc habitée. Nous étions surpris, car jamais personne de notre groupe n’avait vu une habitation le long de cette route. Nous avons décidé quand même de frapper à la porte. Un vieillard aux cheveux blancs est venu nous répondre. Dans la cuisine, une dame qui semblait du même âge chantait Cà bergers, assemblons-nous, allons voir le messie, tout en tricotant. Une jeune fille de notre âge chantait avec elle. Nous avons demandé au vieillard depuis quand il habitait là. Il nous a répondu : - Depuis que je suis très jeune, je viens passer Noël dans ce décor enchanteur. Autrefois, je le faisais avec mes parents. Aujourd’hui, je le fais avec ma femme et ma fille Angéline.

Nous nous regardions sceptiques sans trop comprendre ce qui se passait. J’ai expliqué au vieillard que mon cheval avait de la difficulté à marcher.

- Vous voulez aller fêter au Lac-Humqui, dit-il, je peux vous aider. Je vais vous prêter mon cheval, un cheval noir très fort et beau comme un cœur. Il se nomme Majesté. Il y a une condition cependant. Il est interdit de sacrer en sa présence.

La jeune fille intervint : - Père, j’aimerais ça aller avec eux. Je n’ai jamais assisté à une messe de Minuit.

Albert, un peu pudibond, reprit : - Nous sommes quatre jeunes hommes. Il me semble qu’il ne serait pas convenable qu’une jeune fille soit seule avec nous.
- Je vous fais confiance, rétorqua le vieillard.

Nous sommes partis le cœur à la joie avec Angéline. Parvenus au Lac-Humqui, nous nous sommes dirigés vers l’église pour la messe de Minuit. Sur le portique, Albert nous a présenté son oncle et celui-ci nous a invités à aller réveillonner. Pendant la messe, je pensais plus au plaisir que nous aurions qu’à prier. De leur côté, les paroissiens étaient fiers. C’était la première messe de minuit depuis l’érection canonique de la paroisse.

Le réveillon fut mémorable. La tante d’Albert avait préparé beaucoup de victuailles : cipailles, tourtières, ragoût de pattes de cochon, croquignoles, tartes à la farlouche et aux raisins, sucre à la crème et fudge, sans compter une immense bûche de Noël. Après le goûter, l’oncle d’Albert a sorti une cruche de vin de cerises à grappes et nous avons trinqué. Puis, ce fut la danse accompagnée d’un accordéon.

Vers 2 heures, le cook est venu me dire qu’il était temps de partir. Nous avons cherché Angéline ; elle était introuvable.
– Je pense, de dire l’oncle d’Albert, qu’elle est partie en cachette avec Théo, le fils à Josaphat. Lui aussi n’est plus là.

Nous nous regardions inquiets. Comment allait-on annoncer cela au vieillard qui nous avait fait confiance ? Il fallait quand même partir et c’est ce que nous avons fait. À peine la voiture était-elle en route que je me suis endormi. C’est mon cousin qui menait le cheval. Tout à coup, j’entends crier : - La maison n’est plus là.

Ce fut un réveil brusque. Que se passait-il ? Une jeune fille disparue, plus de maison. Nous avons rejoint le campe sans dire un mot. Le lendemain de Noël, très tôt, le boss a visité l’écurie. Il a remarqué que mon cheval n’était plus là, mais qu’il avait été remplacé par un autre. Il était furieux. Il est entré dans le campe en disant : " Qui a fait ça ? Qui a fait ça ? "

Il est venu me voir. Mais je lui répondis de façon évasive. Il alla dans la cuisine et là le cook lui a tout raconté. Il nous a réunis dans la cuisine et, comme punition, il nous a imposé une coupure de 10 % sur nos gages. Nous n’avions pas le choix d’accepter. Le boss m’a alors annoncé qu’il me confiait le nouveau cheval.

Quelques jours plus tard, Majesté tirait deux billots que j’avais solidement enchaînés quand l’un des billots frappa violemment une souche. Majesté s’arrêta net. J’ai dégagé le billot et j’ai ordonné au cheval de repartir. Il n’a pas bougé. Je lui ai donné un coup de cordeaux sur les flancs. Il n’a pas bougé. Excusez-moi, les enfants, mais j’ai dit : "Avance mon tabarnak." en insistant sur le dernier mot que je n’aurais jamais dû prononcer. Le cheval a disparu et j’ai vu un serpent se frayer un chemin sur le sol enneigé et s’engouffrer dans un banc de neige. J’étais contrarié, mais je n’ai pas eu peur. Je suis allé voir mon cousin pour lui raconter ces faits. Il a dit : "Je pense qu’on n’est pas sorti du bois." Je lui ai répondu : "Je pense plutôt qu’on va se faire sortir du bois."

Penaud, je suis allé informer le boss de la perte de Majesté. Il m’a répondu : "Tu as voulu jouer au plus fin avec moi. Ton cas est réglé. Il faut que ce cheval se paye. Tu viens de perdre tous les gages que j’ai enregistrés depuis ton arrivée ici. Je te donne 5 dollars pour ton retour chez toi. Je vais moi-même aller te reconduire au train." J’ai voulu négocier avec lui, mais il n’a voulu rien savoir.

Mon père adoptif était furieux quand il m’a vu arriver. Il me restait que quelques sous en poche à peine pour m’acheter un paquet de tabac. Au moins, je suis fier encore aujourd’hui de ne pas avoir eu peur. Plus d’un homme aurait paniqué dans de telles circonstances. Moi non. Quand le cheval a disparu, il a laissé un fer dans la neige. Je l’ai ramassé et c’est le fer que vous voyez en haut de la porte d’entrée. Il est là depuis plus de 20 ans. Voilà, mon histoire est finie.

Nous nous regardions d’un air sceptique. Nous ne croyions pas du tout à cette histoire. Au moment où mon père disait sa dernière phrase, le fer à cheval s’est détaché et il est tombé par terre. Mon père est devenu blanc comme un drap … blanc bariolé. Il s’est levé. Il a ramassé le fer et est allé le porter sur le tas de roches situé dans le champ derrière la maison. Quand il est revenu, il était gêné mais plutôt sûr de lui. Il nous a dit : "Mes enfants, vous voyez bien que mon histoire est vraie."

Il s’est tourné vers ma mère et lui a demandé ce qu’elle en pensait. Elle répondit : "Dire que j’ai vécu une vingtaine d’années avec ce fer maléfique, j’en ai des frissons. Heureusement, cela ne nous a pas apporté de malheurs."

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# 057    1er novembre 2013

L’homme aux pissenlits
C’était mon 12e anniversaire. J'étais en train de classer des découpures de journaux sur la table de cuisine quand je vis une voiture flanquée de deux chevaux stationnée devant la maison. On cogna à la porte. Ma mère alla ouvrir. Un monsieur entra. Elle lui dit :

- Que voulez-vous monsieur ?

- Ma très bonne dame, répondit l’homme, auriez-vous la bonté de m’héberger pour la nuit ?

- Vous n’avez pas de domicile ?

- Non, je suis quêteux et infirme par surcroît. Voyez, j’ai une jambe de bois.

- C’est bon, entrez. Quel est votre nom ?

- Mon nom est Christophe et on m’appelle Tophe.

- Je connais un Christophe et on l’appelle Christ, de répondre ma mère.

- S’il vous plaît, madame, ne prononcez jamais ce mot devant moi.

Sur les entrefaites, mon père arriva des champs. Il maugréa en disant qu’il ne voulait pas nourrir ses deux chevaux mais qu'il acceptait de venir en aide à l'homme. Finalement, il agréa en décidant que les chevaux passeront la nuit dans un clos derrière la grange.

Mes parents se rendirent alors à l’étable pour la traite des vaches. En partant, ma mère m'a dit en cachette :

- Surveille bien cet homme.

Quelques instants plus tard, on cogna de nouveau à la porte. Cette fois, c’était un monsieur en tenue sport. Je lui ouvris la porte. Il me parla en anglais. Je ne comprenais pas. L’idée me vint que ce devait être un membre du club Les Appalaches où on faisait la chasse et la pêche. Voyant que je ne comprenais pas, il me dit :

- Worms ?

- How many, dis-je ?

- Fifty.

Que faire ? Malgré la demande de ma mère, je décidai de laisser seul le quêteux et je courus chercher une bêche dans le hangar. La commande livrée, le monsieur me donna 50 sous - ce qui est le tarif habituel - plus un pourboire de 5 sous. Je me suis dit : "Je vais donner le 50 sous à ma mère et garder le 5 sous pour moi". Je demeurais quand même inquiet : "Qu’a fait le quêteux seul dans la maison ?"

En entrant dans la cuisine, j’aperçus la croix noire garnie de sauterelles. Par un geste de la main, je lui montrai le mur. Il me regarda la face ridée de rires, mais ne dit mot. Je courus à l’étable avertir mon père. Quand il eut fini de tirer (traire) sa vache, ce qui m’apparut une éternité, il m’accompagna à la maison. Plus aucune sauterelle sur la croix. J'étais ébahi. Je me suis dit : "C’est sûrement le bon Dieu qui me punit pour avoir voulu cacher 5 sous à ma mère." Mon père retourna à l’étable en maugréant.

Avant le souper, Monsieur Tophe demanda à ma mère s’il pouvait aller ramasser des feuilles de pissenlit pour s’en faire une salade. Ceci étant fait, ma mère lui a fourni de la vinaigrette. Mes frères et moi, nous étions surpris de le voir manger avec avidité un mets que nous ne connaissions pas.

Quand arriva le temps du chapelet, Monsieur Tophe resta assis dans sa chaise et la tourna vers le mur. Dès la première dizaine, une sauterelle me tomba sur la main droite.

- Regarde maman, dis-je, une sauterelle dans la maison.

- Je ne vois pas de sauterelle ici. C’est le temps de prier, de rétorquer ma mère.

Quelques minutes plus tard, une sauterelle frappa le front de ma mère. En même temps, sous la croix, des sauterelles s’agglutinèrent pour former un 6.

Voyant cela, ma mère arrêta net le chapelet et dit :

- Mes enfants, demandons fortement à Dieu d’être épargnés d’une plaie qui a frappé l’Égypte autrefois. Priez chacun en silence.

Pendant ce temps, Monsieur Tophe resta impassible, mais on vit des coulis de rire sur ses joues.

Vers 21 heures, ma mère dit au quêteux :

- Vous allez coucher dans le fanil (fenil). Mon mari va vous indiquer dans quel coin. Mais avant, parlez-moi des sauterelles.

- Les gens ont beaucoup d’imagination, répondit-il. Ils pensent que c’est moi qui les invite. Vous le savez peut-être pas, mais vos gars quand ils voient une sauterelle, ils la capturent et la menacent : "Sauterelle, donne-moi du miel ou je te tue." Comme la sauterelle ne peut pas passer à l’acte, ils la tuent. Les sauterelles ont donc décidé de se venger. Ce n’est qu’un simple avertissement de leur part.

- Comment savez-vous tout cela, reprit ma mère ?

Il partit sans répondre. Ma mère n’en revenait pas. Elle nous interrogea sur les propos du quêteux. Nous l’avons assuré que nous n’avions jamais proféré de menaces à l’égard des sauterelles. Il est vrai toutefois que nous leur disions : "Sauterelle, donne-moi du miel ou je te tue". Mais jamais nous n’avons tué une sauterelle. D’ailleurs, nous lui avons expliqué que tous les garçons à l’école faisaient comme nous.

Mon père était inquiet. Il avait peur que Monsieur Tophe mette le feu à la grange. Pendant la nuit, il se leva deux ou trois fois pour surveiller les environs. Au matin, la voiture et les chevaux du quêteux n'étaient plus là. Mon père se rendit dans la grange et vit, à côté de la couchette de fortune, des sauterelles qui formaient 66. Il informa les voisins et chacun lui promit d’être aux aguets et de l'avertir si le quêteux osait revenir. 

Le dimanche suivant, mon père alla raconter les faits à Monsieur le curé qui se demanda si le quêteux n’était pas un envoyé du démon. Le curé promit à mon père d’informer les curés des alentours.

- Ça tombe bien, dit le curé, chaque dimanche midi, nous nous réunissons pour casser la croûte ensemble. Aujourd’hui, c’est moi qui reçois.

- Est-ce grave, reprend mon père ?

- Je crains que oui, car il manque seulement un 6 pour faire 666. C’est un nombre maléfique. Dans la Bible, on le dit nombre de la Bête. Vers 3 heures cet après-midi, je vais aller chez vous bénir la maison et la grange. Il ne faut pas prendre de chances. Il faut éloigner les malédictions de votre famille.

Six prêtres se présentèrent en après-midi. Le curé avait en main un seau à eau bénite et un goupillon. Chaque prêtre à tour de rôle aspergea la maison et la grange en récitant des prières. Quand l’eau touchait aux planchers ou aux cloisons, on entendait un léger grésillement.

Les semaines qui suivirent se passèrent sans anicroches. À un moment donné, un voisin vint informer mon père qu’il avait vu la voiture du quêteux dans la paroisse voisine, derrière une cabane à trois ou quatre kilomètres. Cette cabane avait été construite dans les années 1940 pour abriter de jeunes hommes qui ne voulaient pas aller à la guerre. Une dizaine de voisins armés de fourches se rendirent à cet endroit pour déloger Monsieur Tophe. Ils trouvèrent ses chevaux mais pas lui.

Ma mère appela le propriétaire des lieux qui lui dit n’avoir jamais loué son campe. Ce dernier décida d’appeler la police. Un jeune policier vint sur les lieux et trouva Monsieur Tophe en train de ramasser des feuilles de pissenlit autour de la cabane. Il lui demanda de quitter les lieux. Celui-ci refusa, affirmant qu’il avait loué cet emplacement. Le policier doutant de la véracité de la présence de sauterelles décida de retourner au poste. Sur son chemin, il frappa une rafale de sauterelles et vint près de perdre la maîtrise de son automobile. Étant convaincu maintenant que les habitants disaient vrais, il revint sur ses pas. Il inculpa le quêteux d’occuper un terrain privé sans autorisation, sachant fort bien que ce prétexte était rarement invoqué à l’époque.

Au poste, un inspecteur interrogea le quêteux. Il lui demanda où il résidait l’hiver.

- Dès le début de la saison froide, dit-il, je loge chez une madame Laprise.

- Et vos chevaux ?

- Je les mets en pension à l’écurie de mon beau-frère où je travaille quelques jours par semaine pour avoir soin des chevaux.

- Et les sauterelles, où allez-vous les chercher ?

Devant cette question, le quêteux baissa la tête. Il était troublé.

- Ce n’est pas moi qui les invite, mais ma jambe de bois.

- Vous voulez rire de moi, s’écria l’enquêteur. Attendez-moi un instant.

L’enquêteur alla voir son supérieur. Ils s’entendirent pour proposer au quêteux un exorcisme par un prêtre. Les accusations pourraient alors être retirées. Monsieur Tophe se dit d’accord. Au jour convenu, on le dirigea vers une pièce isolée du poste de police où se trouvait un prêtre. En passant devant les toilettes, il demanda d’y entrer. Le policier l’attendit à la porte. Au bout de trois ou quatre minutes, le policier inquiet y pénétra. Il vit notre homme étendu par terre. Monsieur Tophe ne respirait plus. Sur le miroir de la chambre de bain, des sauterelles mortes étaient disposées pour former 666. Le policier pensa alors que le quêteux avait été attaqué par les sauterelles les plus démoniaques qui craignaient l’exorcisme.

Une autopsie fut pratiquée sur le cadavre. On découvrit que le quêteux était mort d’asphyxie et qu’il n’avait jamais été infirme. Depuis ce temps, les sauterelles ne sont jamais revenues dans la maison. Quand nous en voyons une dans les champs, nous nous en éloignons. Nous ne leur parlons plus.

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# 042     15 octobre 2013

Monsieur Doudou
Ce Jeudi saint, je venais d’arriver du Séminaire où j’étais pensionnaire. Je jouais au Monopoly avec mes frères à la maison paternelle quand soudain on cogna à la porte. Un colosse d’une vingtaine d’années mesurant pas moins de six pieds apparut dans l’embrasure. Ma mère le salua et lui demanda l’objet de sa visite.
- Voyez-vous, dit-il, j’ai entendu dire que votre mari a besoin d’un bon homme pour l’aider à faire ses sucres.
- Qui vous a dit ça, de reprendre ma mère ?
- C’est mon petit doigt.

Il montra alors son petit doigt qui était aussi gros que son pouce. Ma mère prit peur et lui dit :
- Revenez dans deux heures, mon mari sera de retour.

Il sortit de la maison. Il donna un vigoureux coup de poing sur la boîte à malles et disparut. On aurait dit qu’il se terrait dans cette boîte. Quand mon père revint de la cabane à sucre, il vit des pas de géants dans la neige. Ma mère lui raconta la rencontre insolite et lui dit :
- Je sais que tu as besoin d’aide, mais n’engage jamais cet homme. J’ai un mauvais pressentiment.

Quelques secondes plus tard, notre homme se présenta à la porte. Il semblait moins arrogant que lors de la première visite. Mon père lui demanda son nom.
- Depuis que je suis jeune, dit-il, on m’appelle Doudou. Mon père était le grand Doudou.
- Mais votre vrai nom, rétorqua mon père ?
- Je n’en ai pas. Mais je serais prêt à travailler aux sucres pour vous sans salaire, seulement nourri et logé et un paquet de tabac par semaine.

Mon père, d’un naturel peu méfiant, le regarda longuement et lui dit :
- Vous commencez demain matin, même si c’est le Vendredi saint.

À ce dernier mot, le colosse rougit. Ses traits se crispèrent. Mais en une seconde, il reprit possession de ses sens et il acquiesça.

Ma mère me donna un grand sac de tissu blanc taillé à même des poches de farine et me dit :
- Va remplir ce sac de paille sur le fenil.

Entre temps, elle étendit des catalognes sur le plancher du grenier. Quand je fus de retour, j’y plaçai la paillasse et je retournai à la cuisine. Monsieur Doudou jasait avec mon père. Au souper, le colosse sembla apprécier la nourriture ; mais il nous regardait avec méfiance. Il semblait arrêter le plus souvent son regard sur moi.

Après le souper, ma mère nous dit :
- Les enfants, on se met à genoux pour réciter le chapelet.

Le colosse se dirigea précipitamment vers le grenier. Il y avait là une petite ouverture pour laisser passer la chaleur. Il la masqua en y plaçant une boîte de carton. Quand la prière du soir fut terminée, il revint dans la cuisine.

Pendant la nuit, j’entendis un cri d’horreur qui fit trembler la maison. Je me levai et regardai subrepticement à travers la vitre de la porte qui séparait le grenier de notre chambre à coucher, mon frère et moi. Je voyais le colosse gesticuler. Tout de suite, mon père accourut et entra dans le grenier. Monsieur Doudou lui dit : 
- J’ai été réveillé par une souris qui chicotait sous moi. Elle a disparu à travers les boîtes.

Mon père n’en revenait pas. "Avoir peur d’une souris pour un homme de ce gabarit, se dit-il, c’est impensable." Il alla chercher une trappe à souris et l’installa.

Je n’ai pas fermé l’œil du reste de la nuit sachant très bien que j’étais le responsable de cet événement. Au matin, quand Doudou sortit du grenier et passa devant mon lit, je fis semblant de dormir. À ma mère qui me disait de venir déjeuner, j’ai prétexté que je n’avais pas faim.

Mon père est parti avec son colosse vers la cabane à sucre. Vers 11 heures, ma mère nous a demandé, mon frère et moi, d’aller porter le dîner aux deux hommes. Je craignais de rencontrer Doudou ; mais mon frère plus jeune se moquait de moi parce que lui, tout comme mon père, n’avait peur de rien.

Tout se passa bien. Mon père était content parce que son engagé avait déjà recueilli une quantité considérable d’eau d’érable. À un moment donné, Doudou sortit une canette et dit à mon père :
- Avant de faire bouillir l’eau, nettoyez votre casserole avec ce produit. Vous allez voir que votre sucre va être beaucoup moins brun.

J’essayai de lire ce qui était écrit sur la canette ; mais c’était dans une langue inconnue. Cela ressemblait à des caractères gothiques.

Tous deux revinrent vers 19 heures et mangèrent avec appétit. Ma mère avait eu la précaution de nous rassembler pour réciter le chapelet avant leur retour. Mais j’entendis mon père dire à ma mère :
- Je ne comprends pas. Avant de partir de l’érablière, je suis allé visiter les érables où Doudou avait fait le plein. Il y avait des pas de cheval dans la neige et, plus encore, les chaudières étaient à la veille de déborder malgré le ramassage. Quand je suis revenu à la cabane, l’image du Sacré-Cœur que j’avais placée sur un mur avait disparu.

Pendant cette nuit-là, je fis un cauchemar épouvantable. Le colosse, les yeux sortis de la tête, portant de multiples cornes me poursuivaient avec une fourche. Plus je courais, plus il se rapprochait de moi. Soudain, j’aperçus une minuscule souris qui me passait entre les jambes. Le colosse s’arrêta net, puis il disparut.

Le Samedi saint au matin, les deux hommes retournèrent à la cabane à sucre, mais cette fois avec des provisions pour au moins 24 heures. Il était entendu que Doudou coucherait à la cabane pour entretenir le feu et surveiller l’évaporation de l’eau d’érable.

Dans la nuit de samedi à dimanche, je fis un autre cauchemar. Monsieur Doudou me poursuivait encore et il criait dou dou sans interruption. J’eus la sage idée de me moquer de lui en disant d’une voix forte : "Doux cœur de Jésus, doux cœur de Marie." Il se précipita à une traverse à niveau d’un train et put s’enfuir avant que le train passe.

Le dimanche matin, jour de Pâques, au lever ma mère regarda vers le nord et dit à mon père :
- Notre sucrerie est en train de brûler.

Mon père attela son cheval et se dirigea en toute hâte vers l’érablière. La cabane à sucre finissait de brûler. Monsieur Doudou avait disparu. Il avait laissé, à quelques mètres de la cabane, une cargaison de pains de sucre d’érable d’une qualité exceptionnelle. Sous ces pains, mon père trouva son image du Sacré-Cœur.

Ne sachant quoi faire, après la messe de Pâques, mon père et ma mère allèrent voir Monsieur le curé pour lui demander conseil. Il leur répondit que Dieu les aimait parce qu’il leur avait fait subir cette épreuve le jour même où on célébrait la Résurrection du Christ. Mes parents décidèrent de ne pas aller plus loin.

Quand je retournai au Séminaire le mardi suivant, je me suis précipité chez mon directeur spirituel pour lui expliquer cette mésaventure. J’ai ajouté que je faisais des cauchemars depuis ce temps. Il m’a dit :
- Cher élève, vous avez été chanceux. Monsieur Doudou n’était pas un homme. Il était un démon. Il était un envoyé de Satan pour vous faire perdre votre vocation et pour vous attirer en enfer. Cette petite souris a été mise dans la paillasse par votre ange gardien. Remerciez le ciel et, à chaque soir avant de vous coucher, dites : "Doux cœur de Marie, soyez mon amour ; doux cœur de Jésus, soyez mon salut" et vous ne serez plus importuné. Il est probable que le feu qui a détruit la cabane était accidentel et peut-être que ce suppôt de Satan y a brûlé.

Je sortis soulager de cette entrevue. Quelques semaines plus tard, je lus un entrefilet dans le journal local qui disait : "La nuit dernière, un train a fait un mort. Des passants ont vu le cadavre et une femme a mentionné que cet homme se faisait appeler Doudou. Quand le croque-mort est arrivé sur les lieux le corps avait disparu."

Depuis ce temps, aidé de ses voisins, mon père a rebâti sa cabane. Il s’est acheté un évaporateur plus moderne. Et moi, je n’ai plus de cauchemar. Toutefois, je n’ai jamais compris pourquoi le colosse n’a pas brûlé l’image du Sacré-Cœur et pourquoi il l’a placée sous les pains de sucre.

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# 032       6 octobre 2013

L’île de Beaudur
Beaudur se réveille un bon matin. Il est tout nu, couché dans un hamac sur une île déserte. Un rayon de soleil lui lèche tendrement l’épiderme. Ébahi par le spectacle, étourdi par le calme de l’île, il croit qu’il rêve. Il se pince le gros orteil ; il bouge le pied comme pour enlever un maringouin. Il se chatouille les aisselles ; il part à rire, d’un rire ressemblant à un tas de ferrailles qui tombent. Il se met à chanter.

Tric trac trac

Où est le lac ?

Je suis en hamac.

Mon cœur claque.

Il se réveille à nouveau ; mais cette fois en tombant de son hamac et en se cognant la tête sur une roche de couleur étrange. De nouveau, il est étourdi ; mais cette fois, il voit de nombreuses chandelles qui s’éteignent et s’allument en pétaradant. Beaudur se met à chanter.

J’aime les hirondelles.

J’aime les sauterelles.

J’aime les chandelles

Qui font des étincelles.

Les chandelles s’éteignent. Beaudur compte les chandelles : un, trois, dix, deux, trois, cinq, huit.

Une petite fille se penche au-dessus du hamac. 
- Beaudur, tu ne sais pas compter.

Les chandelles se rallument. Beaudur se tourne vers la fille.
- Mais, qui es-tu ?

La fille le regarde tendrement.
- Je suis la fée de l’île. Mon nom est Bellefée.

Beaudur est tout surpris.
- Mais, d’où viens-tu ?

Elle se retourne.
- Voici mes amis. Ils s’amusent dans l’arbre là-bas.

Beaudur se met à chanter :

Où sont mes amis ?

Je suis dans le gris.

Je n’ai plus de logis.

J’ai peur des souris.

Beaudur regarde par terre. Il voit d’autres chandelles sur le sol. Il prend une chandelle et la plante dans la terre. La chandelle se transforme en concombre.
- Ouache, c’est génial. Moi qui aime tellement les concombres.

Le concombre grandit et atteint la taille de Beaudur. Celui-ci se met à chanter.

C’est un légume

Qui me parfume.

C’est un légume

Qui me donne le rhume.

Beaudur s’éloigne en éternuant.
- J’ai besoin d’un escabeau.

Il regarde au loin.
- Bellefée ! Bellefée ! Viens à mon secours !

Il se retourne vers le concombre. Il y a une tour à la place avec une échelle. Il grimpe dans l’échelle. Rendu presque en haut, il entend une voix. Il manque un barreau et dégringole. Il voit s’ouvrir un trou au pied de la tour. Il tombe dans le trou et se met à chanter.

Hou ! hou ! Mon genou.

J’entends le hibou

Qui fait miaou

Comme mon matou.

Une abeille fait le tour de lui. L’abeille grossit. Elle se transforme et ressemble à Bellefée. Elle s’approche.
- Je suis l’abeille de l’île.

Beaudur est surpris.
- Une abeille qui parle ?

Il se met à chanter.

Oh ! belle abeille !

J’aime ton miel.

Tu es mon soleil.

Tu m’émerveilles.

Pendant que la taille de l’abeille se réduit, celle-ci s’approche de nouveau de Beaudur. Il veut retourner chez lui. Beaudur s’endort à nouveau. L’abeille s’éloigne. Puis, elle revient avec des enfants. Ceux-ci se tiennent par la main autour du trou. Beaudur se réveille et se met à chanter.

Quand je suis couché,

Je rêve à Bellefée.

C’est ma poupée.

Elle éloigne les araignées.

Il ouvre les yeux et voit la chaîne d’enfants. Il fait le mouvement de se lever. Il tend la main vers un enfant, lequel disparaît. Il tend la main vers un autre enfant et tous disparaissent. Seule Bellefée demeure là. Beaudur la regarde avec émerveillement. Il se met à chanter.

Allo ! le monde.

La terre est ronde.

Les poules pondent.

Les glaces fondent.

Beaudur s’approche de Bellefée qui disparaît à son tour. À l’endroit où elle était, Beaudur voit une petite citrouille.
- Tiens, une citrouille !

Beaudur se penche sur la citrouille. Il lui touche. Celle-ci se transforme en un cornet de crème glacée. Il veut prendre le cornet de crème glacée, mais celui-ci s’effrite. La crème durcit et se transforme en une grosse perle. Beaudur prend la perle dans ses mains. Il se met à chanter.

Je suis riche maintenant.

J’ai un beau diamant.

J’ai de belles dents.

Vive le merveilleux vent.

Il glisse la perle dans sa poche de son pyjama.

- Moi qui ai toujours rêvé d’être riche.

La perle était sûrement la plus belle trouvaille de toute sa vie. Il met sa main dans sa poche pour la caresser. La perle n’y est plus. Il n’y avait pas de poche. Beaudur était nu. Il se réveilla.

(Texte écrit en 1981)

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